« Porte-caméra de la gauche critique »
« Avec sa petite centaine de milliers de fans, il devient le porte-caméra de la gauche critique », Emmanuel Poncet, Libération, 30 avril 2001.
« Quand on m’a donné trois heures pour faire un reportage en banlieue, j’ai compris concrètement qu’un journaliste ne pouvait pas faire autrement que de relayer une pensée majoritaire », Pierre Carles, Libération, 30 avril 2001
Surnommé le « Michael Moore à chemisettes du journalisme français », Pierre Carles est ce que l’on pourrait appeler un trublion de la critique médiatique. Documentariste indépendant né en avril 1962, il est animé d’une démarche sociale et d’une analyse de l’information télévisée largement inspirée des travaux de Pierre Bourdieu.
Formation
Après être sorti diplômé de l’IUT Carrières sociales de Gradignan, il obtient un second diplôme de journaliste-reporter d’images à l’IUT de journalisme de Bordeaux en 1988. À cette occasion il effectue plusieurs stages, notamment à France 3 Aquitaine.
Parcours
Il fait ses débuts à Télé Lyon Métropole, mais déjà son impertinence se manifeste et le voilà licencié pour une prétendue « faute grave ». Ainsi que le note Emmanuel Poncet dans Libération, « il devait filmer la convalescence de la skieuse Carole Merle, blessée. À la place, il prend en très gros plan et dans la cour de l’hôpital un tract violemment anticommuniste signé par un certain Roger Caille. Ennui : le Roger Caille en question est aussi le patron de TLM. »
Il faut dire que Pierre Carles n’a pas intention de se laisser broyer par la machine médiatique, par essence « soumise au pouvoir en place ». Lorsqu’on lui donne trois heures pour faire un sujet sur la banlieue, il comprend tout de suite « qu’un journaliste ne pouvait pas faire autrement que de relayer une pensée majoritaire ». Alors Pierre Carles va tenter de faire son travail à « sa » manière.
Il collabore ensuite à Antenne 2, pour l’émission « L’Assiette anglaise », où il montre les jeux de cour des journalistes autour de Mitterrand à Solutré, puis « Tranche de cake ». En 1990, il travaille également pour « Ciel mon mardi » Christophe Dechavanne, sur TF1, où il s’adonne à quelques chroniques de nécrologies vivantes, ainsi que pour Thierry Ardisson et son émission « Double jeu » sur Antenne 2.
C’est chez Ardisson, en 1992, qu’il s’intéresse à la fausse interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d’Arvor et Régis Faucon, une imposture révélée par Télérama au début de l’année, qu’il compte bien adapter en reportage pour la télévision. À l’origine, celui-ci devait être diffusé le 18 janvier, mais il est subitement déprogrammé à la demande d’Hervé Bourges, président d’Antenne 2, « pour des raisons confraternelles ». Il sera finalement diffusé une semaine plus tard.
Pierre Carles collabore ensuite à l’émission « Strip-tease », toujours avec Thierry Ardisson, pour laquelle il réalise de nombreux documentaires, les plus connus étant « Pizza Americana » et « Chirac, ma femme et moi » (sur le chauffeur de Chirac).
En 1995, il poursuit sa vocation de documentariste critique des médias. Pour Canal+, il réalise « Pas vu à la télé ». S’appuyant sur des images pirates montrant la grande complicité entre le ministre François Léotard et le patron de TF1 Étienne Mougeotte, il interroge plusieurs figures médiatiques et leur demande pourquoi elles n’évoquent jamais les liens pourtant étroits entre journalistes et hommes politiques. Embarrassées, celles-ci dénoncent les méthodes du journaliste et se disent piégées. Devant la polémique, Canal+ déprogramme le documentaire.
Après avoir été primé au 10e festival du scoop d’Angers en novembre, il sera finalement diffusé sur la chaîne belge RTBF le 5 mai 1996.
1995 est aussi l’année de diffusion du documentaire « Juppé, forcément », dans lequel il montre comment la presse locale a soutenu la candidature d’Alain Juppé à la mairie de Bordeaux.
Sa mésaventure dans l’affaire Léotard-Mougeotte lui inspirera un nouveau documentaire, « Pas vu, pas pris », dans lequel il enregistre ses conversations téléphoniques avec les responsables de Canal+ pour montrer comment et pourquoi son sujet a été déprogrammé. Malgré les accusations de « fascisme » et de « terrorisme intellectuel », le film sortira au cinéma en novembre 1998.
En 1999, avec Philippe Lespinasse, il réalise un film sur les passes du bassin d’Arcachon (chenaux qui relient le bassin à l’océan) pour France 3 Ouest, puis au sociologue Pierre Bourdieu avec « La sociologie est un sport de combat ».
Dans la continuité de ses précédents documentaires sur les médias, il revient en 2001 avec « Enfin pris ? », où il se penche cette fois sur le cas de Daniel Schneidermann, pour lequel il a déjà travaillé. Selon Pierre Carles, Schneidermann, avec son émission « Arrêt sur images » diffusée sur France 5, ne ferait pas de la véritable critique média. Peut-on critiquer la télé à la télé ? Pour le documentariste, c’est non ; son confrère, devenu révérencieux envers les puissants, comme on a pu le voir avec l’entretien jugé complaisant de Jean-Marie Messier, en est selon lui la preuve incarnée.
Après ce documentaire, il délaisse quelque peu la critique des médias pour s’intéresser à des sujets plus sociaux. Avec Christophe Coello et Stéphane Goxe, il réalise le film « Attention danger travail » en 2003. En mars 2007, il récidive avec « Volem rien foutre al païs » en s’intéressant aux personnes qui ont choisi de vivre en dehors du monde salarié traditionnel.
En 2006, avec Éric Martin, Muriel Merlin et Yorame Mevorach Oyoram, il réalise « Choron, dernière », un sujet consacré au professeur Choron et qui attaque frontalement le nouveau Charlie Hebdo, parodie de satire depuis l’arrivée de Philippe Val à sa tête.
Il revient à la critique des médias en 2010 avec « Fin de concession », où il s’intéresse au renouvellement de la concession de TF1 accordée au groupe Bouygues, seul bénéficiaire de la privatisation de la chaîne depuis 1987. C’est dans ce documentaire qu’il remet, le 30 juin 2010, une « laisse d’or » à David Pujadas, récompensant le « journaliste le plus servile ».
En 2012, trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, il met en ligne sur son site personnel le documentaire « Hollande, DSK, etc. », dans lequel il montre comment la presse a d’abord soutenu Dominique Strauss-Kahn puis, après sa mésaventure du Sofitel, François Hollande, nouveau chouchou des journalistes. Il évoque également le Dîner du siècle, où se retrouvent tous les mois journalistes, politiques et grands patrons.
Filmographie
- 1995 : Juppé, forcément (Arte)
- 1998 : Pas vu pas pris
- 2001 : La sociologie est un sport de combat
- 2002 : Enfin pris ?
- 2003 : Attention danger travail, réalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe
- 2006 : Ni vieux, ni traîtres, réalisé avec Georges Minangoy, consacré à Action directe
- 2007 : Volem rien foutre al païs, réalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe
- 2008 : Qui dit mieux ?, réalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe
- 2008 : Val est vénere, réalisé avec Éric Martin
- 2009 : Choron, dernière : Vie et mort du professeur Choron et de Charlie Hebdo, réalisé avec Éric Martin
- 2010 : Fin de concession
- 2012 : Hollande, DSK, etc, réalisé avec Julien Brygo et Aurore Van Opstal
- 2012 : Tant pis / tant mieux, réalisé avec Philippe Lespinasse
- 2014 : Opération Correa — Première partie : les ânes ont soif.
Ce qu’il gagne
Non renseigné.
Sa nébuleuse
Charlie Hebdo (avant Philippe Val), Le Monde Diplomatique, la « nébuleuse Bourdieu ».
Il l’a dit
« La grande majorité des journalistes reproduisent le discours du pouvoir dominant », Libération, 30 avril 2001.
« Un journaliste qui vient me voir est un spectateur au même titre que tous les autres », Libération, 30 avril 2001.
« Quand on m’a donné trois heures pour faire un reportage en banlieue, j’ai compris concrètement qu’un journaliste ne pouvait pas faire autrement que de relayer une pensée majoritaire », Libération, 30 avril 2001.
« J’aimerais bien vivre un jour une expérience du type Barcelone en 1936 ou la Commune de 1871. Là où se réinventent les relations humaines, égalitaires et respectueuses », Libération, 30 avril 2001.
« Je voulais rendre visible des choses invisibles, en direct du coeur du système. J’ai joué, j’ai perdu. Je me suis démasqué un peu trop vite », Libération, 30 avril 2001.
« Les gens à leur place ne sont dangereux pour personne. Dès qu’on m’assigne à une place, je bouge. Dès que je sens que je suis digéré, je romps. C’est ça qui énerve. »
« Je ne vulgarise pas les concepts de Bourdieu. Lui étudie les mécanismes de domination. Je me suis rendu compte que je pouvais les rendre visibles », Libération, 30 avril 2001.
« Je trouve important et scandaleux qu’il y ait des gens qui en dominent d’autres », Libération, 30 avril 2001.
« Dans un reportage, Arte avait qualifié Chavez de dictateur quand il a été victime du coup d’état d’avril 2002. C’est un retournement incroyable. Le sujet racontait qu’il avait démissionné. Ce qui était complètement faux. Il y a de la désinformation dans des journaux comme Libération. Paulo Paranagua, responsable du service Amérique latine du Monde est un anti-castriste et anti-chaviste primaire. Si on veut s’informer sur ce qui se passe dans ces pays, il vaut mieux lire Le Monde Diplomatique, l’Humanité ou les articles de Patrick Bèle dans Le Figaro », The Dissident, 14 août 2015
« Je ne pose pas de conditions financières — je ne suis pas très cher sur le marché. En revanche, ma seule exigence est d’avoir une totale liberté », Le Figaro, 1er juillet 2013
« Il faut y aller (à la télévision, NDLR) mais en kamikaze : en n’oubliant surtout pas de dégommer les Delarue, Ardisson, Fogiel, Karl Zéro et compagnie qui t’invitent. Il ne faut tout faire pour saboter leurs émissions », Spam
« Si on m’invitait en direct dans une émission — rassurez-vous, ça n’arrive jamais — j’irais probablement. Mais avant de parler de mon travail je parlerais d’abord du leur, du sale boulot qu’ils font tous à la télévision », Spam
« Un journaliste est responsable des mots et des expressions qu’il emploie. Lorsqu’il reprend sans guillemets ou tels quels, les mots du pouvoir, qu’il soit politique ou économique ou militaire, il doit savoir ce qu’il fait, il doit bien s’apercevoir qu’il n’est pas neutre. Quand un journaliste dit d’un flic qu’il a “neutralisé” un jeune en banlieue alors qu’il l’a flingué, il doit prendre ses responsabilités. C’est la même chose lorsqu’il parle de “frappes chirurgicales”, de “dommages collatéraux”, ce sont des expressions qui font croire qu’une guerre menée par les USA ou l’OTAN est propre, ne fait pas de victime. »
« Moi mon truc, c’est mordre la main de celui qui te nourrit », Spam
« En règle générale, je privilégie plutôt les entretiens avec des petits journaux, des fanzines, des choses comme ça. Ça m’intéresse plus de discuter avec ces gens-là qu’avec des gros », Spam
« La démocratie directe cela mène à la démagogie. Si l’on interroge les gens aujourd’hui, “vous voulez la peine de mort ?”. Réponse : “Oh oui oui oui” », Spam
« Une des explications pour lesquelles ces journalistes méprisent les expériences progressistes de gauche latino-américaine, est que, nous, Européens, admettons mal que ces anciens colonisés nous donnent des leçons », Le Grand Soir, 15 novembre 2014
« Certes, on peut voir Méric comme un militant d’extrême gauche « antiraciste/antifasciste » et ses adversaires comme appartenant à la nébuleuse de l’« ultra-droite » proclamant la suprématie de la race blanche, mais les divergences idéologiques n’expliquent pas tout. En présentant la mort de Méric comme le résultat d’un combat extrême droite/extrême gauche, on occulte une dimension fondamentale de ce drame : la lutte de classes. Méric/Morillo, c’est aussi une rencontre sociale qui s’est très mal terminée », Siné Mensuel, 3 septembre 2013
« J’essaie de faire en sorte que mes films ne soient pas des films moralisateurs. Rien ne m’énerve plus que ces films qui te prennent par la main pour te dire ce qu’il faut penser, qui tentent de te faire rentrer dans la tête le bon discours militant ou engagé. Je milite plutôt pour que les gens s’emparent des documents, des réflexions, et qu’ils fabriquent leur propre pensée. Ce qui m’importe, c’est qu’il y ait une activité du spectateur, plutôt qu’une passivité comme devant la télévision ou parfois dans certains films militants, et une autonomie, quitte à ce que celui qui regarde un film soit dérouté et pas forcément conforté dans ce qu’il pense déjà […] Il faut se battre contre les attentes présupposées du public, sous peine de tomber dans la démagogie », Homme Moderne
« La particularité d’Hara-Kiri, Choron, Cavanna, Gébé, venaient tous de milieux modestes, étaient tous fils de prolétaires, de cheminots vivant modestement. C’est très rare qu’un journal de cette importance, vendu à plus de 250 000 exemplaires ait été fait non pas par des gens issus de la bourgeoisie un peu intellectuelle, mais par des prolétaires. C’est exceptionnel dans la presse française », Abus de Ciné
Ils l’ont dit
« Pierre Carles ne joue pas le jeu médiatique. C’est rassurant et embêtant à la fois. Lock-out intime, méfiance crasse et défiance moqueuse », Emmanuel Poncet, Libération, 30 avril 2001.
« Carles, grand, légèrement voûté et carrément buté, se faufile dans les interstices, là où l’air circule. Il ruse, invente autre chose, avec les moyens du bord. Il transforme les locaux et le matériel de ses employeurs (France 3, Télé Lyon métropole, au début) en laboratoires d’expérimentation. Modes de narration personnels et alternatifs : genre commentaire distancié façon Connaissance du monde et Cinéma de minuit, voix ludique et mu(t)ante », Emmanuel Poncet, Libération, 30 avril 2001.
« Le problème est qu’il ne se contente pas d’expérimenter pour lui, mais aussi contre ses patrons », Emmanuel Poncet, Libération, 30 avril 2001.
« Tricard partout, employé nulle part, Carles se retrouve obligé de contre-cultiver son jardinet subversif », Emmanuel Poncet, Libération, 30 avril 2001.
« Avec sa petite centaine de milliers de fans, il devient le porte-caméra de la gauche critique », Emmanuel Poncet, Libération, 30 avril 2001.
« Comme il aime à le rappeler, Pierre Carles est avant tout un homme de télé… dont le travail ne peut passer à la télévision. De cette relation ambivalente avec le média le plus puissant de notre époque, Pierre Carles va faire la base de sa réflexion », VisionsMag, 9 mai 2014.
« En connaisseur averti des médias, Pierre Carles sait que parfois une bonne polémique vaut mieux qu’une longue enquête. Et à ce jeu de la provocation, il peut, quand cela lui semble légitime, employer les grands moyens », VisionsMag, 9 mai 2014.
« Pierre Carles se réclame avant tout de l’exigence de son métier : le journalisme. Un journaliste qui aime avoir le temps pour s’immerger dans son sujet, pour tâtonner et douter, sur le chemin d’une vérité. Un journaliste dont le rôle doit être de mettre en évidence les jeux de pouvoirs qui traversent la société. Refuser les formats prémâchés d’une presse standardisée et mettre à nu le pouvoir, telles sont les deux ambitions qui vont guider Pierre Carles », VisionsMag, 9 mai 2014.
« En titrant “Pierre Carles décortique l’affaire Clément Méric”, en une de son numéro d’été, Siné Hebdo rejoint la meute des charognards qui vendent du papier sur le dos de Clément, et Carles celle des plumitifs en mal de publicité : Siné Hebdo et RTL, même combat, quant à Pierre Carles, il est bien possible qu’on le retrouve sous peu, sinon comme Robert Ménard roulant pour le FN, du moins parmi ces “gens de gauche” qui, avec l’air de ne pas y toucher, grenouillent à l’extrême droite », La Horde, 15 juillet 2013.
« Persona non grata à la télévision, depuis qu’il a osé la critiquer de l’intérieur, électron libre mal considéré par la critique cinématographique, parce que justement issu du petit écran, Pierre Carles est un cas à part dans le paysage documentaire, a fortiori français », Guillaume Massart, Film De Culte
« Pierre Carles ne veut pas grandir, il restera toujours aussi méchant. Tant mieux. Parce que voir le scooter de Pujadas repeint en carrosse doré, c’est comme revoir Charles Villeneuve se faire piéger à dix ans d’intervalle, comme regarder BHL prendre une énième tarte à la crème en pleine figure: ça ne sert à rien, mais ça fait quand même plaisir. A celui qui filme comme à celui qui regarde », Jean-Laurent Cassely, Slate.fr, 28 octobre 2010.
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