Le parrain du PAF
« J’ai toujours lu la presse internationale. La France-village gaulois, ça n’a jamais été mon truc », Le Temps, 20/09/2019
Pierre François Amar Lescure est né le 2 juillet 1945 dans le XVe arrondissement de Paris. Après avoir écumé les grandes radios hexagonales, il sera à l’origine de l’aventure Canal+ avec une bande de copains réunissant Alain de Greef, Antoine de Caunes et Philippe Gildas. Ce conte de fées télévisuel libéral-libertaire le mènera jusqu’aux studios Universal en Californie après la fusion avec Vivendi, jusqu’à ce que Jean-Marie Messier l’évince sans ménagement et au grand dam de la rédaction de la chaîne cryptée. Homme de réseau au ton patelin, autant réservé que visionnaire, sa trajectoire aura fortement dépendu de l’élection de deux présidents socialistes : Mitterrand, qui confie Canal à son ancien directeur de cabinet, André Rousselet, auquel Lescure succédera, et Hollande, à qui il doit son retour en grâce dans les coulisses de l’industrie culturelle après une traversée du désert de dix ans.
Fils d’un rédacteur en chef de L’Humanité, tirant alors à 600 000 exemplaires, plus intéressé par la lutte des classes que par l’éducation de son fils, il grandit à Choisy-le-Roi chez ses grands-parents maternels où sa mère, journaliste syndicale, possède une chambre. Son grand-père, Pierre de Lescure, est d’ailleurs le cofondateur des Éditions de Minuit. Son demi-frère, Roland Lescure, polytechnicien et ancien numéro deux de la Caisse de dépôt et de placement du Québec, est député de l’étranger sous la bannière LREM dans la circonscription de l’Amérique du Nord. Après avoir partagé la vie de la future écrivain à succès Katerine Pancol, puis de Catherine Deneuve entre 1983 et 1991, il se marie avec Frédérique Fayles Bernstein en 1996, connue pour être la dernière compagne de Coluche. Ensemble, ils adoptent trois ans plus tard une jeune vietnamienne qu’ils prénomment Anna-Rose.
Formation
Après avoir entamé une licence de lettres, qu’il ne finit pas, il s’oriente vers le Centre de Formation des journalistes dont il ressort diplômé en 1963.
Parcours professionnel
En sortant du CFJ, après un stage à L’Est républicain, il s’apprête à signer un CDI au Provençal et est tout près de s’installer à Marseille, mais Jean-Michel Desjeunes, son compère du CFJ, le convainc de s’orienter plutôt vers la radio. La télévision, à l’époque de l’ORTF, demeure plus conformiste et moins ouverte à l’innovation. Philippe Gildas, via Desjeunes, le contacte pour lui proposer un poste à Radio Luxembourg, la future RTL. Il remonte en trombe à Paris. Après une parenthèse sur la deuxième chaîne de l’ORTF où il passe devant la caméra pour présenter des journaux télévisés, il repasse à la radio. Il rallie Europe 1 en 1974, peu de temps après l’éclatement de l’ORTF, où il présente « Europe Soir » et des émissions de musique, dont le feuilleton Music Story financé par la marque Coca Cola.
En 1980, il est directeur de l’information à RMC Grandes Ondes, quatrième grand réseau de radio, où on lui propose d’être patron de l’antenne à 35 ans. Il recrute déjà les jeunes Alain Chabat, Jean-Michel Foucault et Michel Denisot à Radio Monte Carlo. En 1981, année d’élection et de chaises musicales, il doit céder sa place. Le PDG d’Antenne 2, Pierre Desgraupes, lui passe un coup de fil pour le recruter. Il est sommé par lui de faire des éditions « pour les jeunes » et crée « Les Enfants du Rock », un fort succès d’audience qui inaugure la période faste de la deuxième chaîne qui tutoie, puis dépasse, sa rivale TF1. La programmation de Lescure y est pour quelque chose et on finit par le propulser directeur de l’information. Ce dernier, comme la plupart de ses contemporains, est résolument tourné vers l’Amérique iconoclaste et branchée, celle du Saturday Night Live et d’HBO, dont il essaie d’importer l’esprit dans le paysage audiovisuel français. Par chance, cela fait trois ans que le groupe Havas, son président Rousselet en tête, travaille sur un projet de chaîne payante à vocation culturelle que le pouvoir socialiste voit d’un bon œil. En 1984, il est nommé directeur des programmes de la nouvelle chaîne Canal+, la quatrième du réseau hertzien, à 38 ans. Fort de ses amitiés nouées dans les médias, il va sélectionner les personnalités qui formeront l’ossature de la chaîne et favoriser un esprit d’irrévérence qui s’imposera bientôt comme l’« esprit Canal ». Lescure, nommé directeur puis directeur général de la chaîne, vit là ses plus belles années sur le plan professionnel.
Trahi par ses actionnaires à la faveur d’un complot ourdi par Balladur, jaloux des privilèges exorbitants dont jouit la chaîne depuis sa création, Rousselet désigne son directeur général Pierre Lescure comme son successeur en 1994. L’homme, qui n’a pas la vocation d’un patron de chaîne, est d’abord écrasé par l’ampleur de la tâche mais se révèle proche de ses équipes et est soucieux de développer les résultats du groupe à l’international. Suite à la fusion Vivendi-Seagram-Canal en 2000, il est aussitôt chargé du pôle cinéma-télévision de Vivendi Universal, en particulier des contenus d’Universal Studios. Son quotidien est bientôt ponctué d’aller-retours entre Las Vegas et Paris. Le rêve américain cesse brutalement lorsque Jean-Marie Messier le débarque en avril 2002. L’amertume est palpable dans la bouche de l’homme qu’on prive de son enfant : « On était à moins 16 milliards, il fallait limiter l’hémorragie. Donc il vire le saltimbanque que je suis pour marquer une forme de retour au sérieux. C’est de ma faute, je n’aurais pas dû lui faire confiance. J’ai suivi quelqu’un qui me semblait avoir une vision. J’ai été viré pour faute grave sous prétexte que j’aurais appelé “Le Monde” pour commanditer cinq unes alarmistes sur la gestion de Messier ». Cas unique dans l’histoire de la télévision, la fronde des salariés, qui soutiennent « Pierre » envers et contre tout, est retransmise en directe à la télévision. Il reçoit tout de même 2,9 millions d’euros d’indemnités à l’occasion de son départ de la chaîne qu’il a fondée.
Mais le phénix se doit de renaître. Il revient donc sur France 5 l’année suivante où il anime avec un jeu télévisé intitulé 24 1/2 en référence aux 24 images/seconde du cinéma et aux 25 images de la télévision. A partir de 2006, il anime également l’émission culturelle « Ça balance à Paris » sur Paris Première jusqu’en 2010 où il est remplacé à ce poste par Eric Naulleau. Deux ans plus tard, un ami bien placé lui propose un poste en or : directeur artistique du théâtre parisien Marigny, situé à deux pas des jardins de l’Elysée. Cet ami n’est rien moins que François Pinault qui possède le bail du théâtre depuis 2000 via sa holding Artémis. Il y a longtemps que les deux hommes se connaissent : le milliardaire avait déjà proposé au journaliste la direction de la Fnac en 1996. Enfin, il succède à Gilles Jacob en 2014 à la présidence du Festival de Cannes.
Depuis 2014, il est chroniqueur dans l’émission C à Vous sur France 5.
Parcours militant
L’homme de médias n’a jamais caché sa sympathie pour François Hollande, dont il est proche depuis 2010, à l’époque où le futur candidat cherche à se concilier des personnalités du monde de la culture. Il le rencontre par l’entremise de Bernard Cottin, un énarque issu comme Hollande de la promotion Voltaire, ancien directeur en charge de la coordination des activités internationales de Canal+ à la fin des années 90. Le courant passe et il le soutient ouvertement lors des présidentielles de 2012. « Alors, quand j’ai quelque chose de ‘sagace’ à lui soumettre, je lui envoie un texto, ou j’essaie de le voir, de préférence le week-end, où il est plus disponible » confiait-il à son endroit à l’Express en 2015.
Fort du soutien inaltérable d’Hollande et de celui du monde du cinéma, le ministère de la Culture le désigne comme son représentant chargé du cinéma au sein du conseil d’administration du Festival de Cannes. Un marchepied idéal vers la présidence de l’institution cannoise, car seuls les membres du conseil peuvent prétendre à cette fonction autant honorifique que prestigieuse. Au grand dam de Jérôme Clément, fondateur d’Arte, coiffé au poteau par le fondateur de Canal. Il devrait passer la main de la présidence du Festival en 2021, en toute vraisemblance à une femme.
Il enregistre en 2013 une vidéo de soutien pour la campagne d’Anne Hidalgo à Paris en vue des municipales de 2014. Il se rend même à un meeting de la candidate le 13 mars 2014.
Combien il gagne
Le 27 mai 2020, lors de l’émission « L’Instant de Luxe », il révèle que son statut de chroniqueur sur C à Vous lui rapporterait 8.000 euros par mois.
Publications
- À nous la radio ! , co-écrit avec Gilles Jouannet, Bibliothèque Rose, 1980.
- Histoire de désirs, co-écrit avec Jean-Pierre Lavoignat, Seuil, 2001 .
- Rires, illustrée par des photographies de Barbara Alessandri, Le Cherche Midi, 2006.
- In the baba, co-écrit avec Sabrina Champenois, Grasset, 2012.
- Marques et pubs cultes. Années 1940–1960, La Martinière, 2014.
Collaborations
A peine élu, François Hollande choisit de confier à son fidèle soutien un rapport sur les réformes à mener lui confie la rédaction d’un rapport sur l’exception culturelle française. Des voix émues s’élèvent aussitôt pour s’alarmer d’un possible conflits d’intérêts au vu du réseau tentaculaire dont jouit Lescure dans le milieu culturel (voir § Nébuleuse).
Ce frémissement ne perturbe pas le cours des choses et après une gestation de près d’un an, le rapport intitulé « Acte II de l’exception culturelle » et sous-titré « Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique », se retrouve sur les bureaux de François Hollande et d’Aurélie Filipetti, ministre de la Culture. Celui-ci préconise notamment de supprimer Hadopi en transférant ses prérogatives de régulation des services culturels au CSA et l’introduction d’une taxe de 1 % sur les smartphones pour financer les contenus audiovisuels.
Devant la levée de boucliers des industriels et des distributeurs, chacun pour des raisons différentes, le rapport n’est pas suivi d’effet. Mais il aura au moins servi à Jean-Baptiste Gourdin, coordinateur de la mission sur l’exception culturelle et de facto bras droit de Lescure, qui est nommé directeur de cabinet d’Olivier Schrameck, proche d’Hollande et président du CSA. Rien de plus logique lorsque l’on sait que le rapport confortait manifestement le rôle de l’organe en question.
Il l’a dit
« Pour moi, L’Huma, c’est essentiel. A l’époque, c’est 600 000 exemplaires tous les matins. Pour les gens de ma génération qui s’intéressaient au sport, en dehors de L’Equipe, l’une des meilleures rédactions sportives se trouvait à L’Huma. Mais c’était aussi vrai pour la culture ou les faits divers. J’ai appris le journalisme comme ça. J’ai aussi la chance folle d’être dans une famille très engagée mais dénuée de tout sectarisme. Ça me donne le goût du journalisme », Le Monde, 14/06/2019.
« On sait que je suis plutôt de gauche, que j’étais copain avec François Hollande et que je suis fidèle à mes amitiés, même quand elles me déçoivent. Mon frangin est député. Donc, si je dis quoi que ce soit sur l’actualité chaude, on va dire lui, il est macronien », Ibid.
« Je suis moins dans la réflexion que dans l’intuition : le mot dérange les autoproclamés rationnels. Mais, au final, l’intuition m’a très souvent donné raison. Il est vrai que j’ai été servi par l’époque, baby-boomer parvenu à l’âge adulte à la veille de progrès de taille, sociaux, politiques, culturels, technologiques. Une autoroute de possibilités s’ouvrait, dans laquelle je me suis joyeusement engouffré, sans peur du lendemain contrairement à ceux qui allaient suivre », In the Baba, Grasset, 2012.
Nébuleuse
Depuis 2017, il possède un siège au conseil de surveillance du mastodonte Mediawan, un des plus puissants groupes audiovisuels européens, propriété conjointe de Xavier Niel, Mathieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton (par ailleurs producteur de « C à Vous »).
Aux côtés de Jean-David Blanc, l’homme derrière Allociné, il a cofondu l’application de streaming Molotov TV.
Il démissionne du conseil de surveillance d’Havas, présidé par Yannick Bolloré, en 2015 suite à la diffusion de la rumeur d’une suppression des Guignols de l’Info par Vincent Bolloré, ce dernier s’étant hissé l’année précédente à la tête de Vivendi, maison mère de Canal+. Jusqu’en 2018, il était membre du conseil de surveillance du groupe Lagardère.
Par ailleurs, l’homme a siégé jusqu’en 2010 au conseil de surveillance de Technicolor, anciennement Thomson SA, une société spécialisée dans la fabrication de DVD et de jeux vidéos. Il a été co-dirigeant d’Audionamix, une société pionnière dans la séparation des sources sonores ayant de nombreux clients dans les industries cinématographiques et musicales.
Il a été est membre du conseil d’administration du groupe suisse Nagra Kudelski une entreprise proposant des solutions techniques de streaming et de vidéo à la demande. C’est cette société qui fournissait des décodeurs à Canal+ dans les années 1990 et assurait le cryptage de ses programmes.
Accessoirement, sa société de production de films AnnaRose n’est plus active, tout comme We Never Sleep, sa société de conseil spécialisé dans la musique.
Ils ont dit
« Pierre Lescure devient un habitué des rencontres huppées de Sun Valley Media Conference. Il s’initie aux challenges et aux technologies de demain avec les grands de ce monde dans une ambiance conviviale: Bill Gates, Jeff Bezos, Warren Buffett, Nobuyuki Idei… «C’est un endroit incroyable. Tu demandes où sont les toilettes, un type te répond «au fond à droite», et c’est Rupert Murdoch.» La stratégie paie. Le Frenchie fait la une du Hollywood Reporter et de Variety, et gagne le surnom de «Méga Mogul du cinéma», lui le fils de communistes de Choisy-le-Roi! Et il entre dans le cercle très fermé du Vanity Fair100, qui réunit ceux qui comptent le plus sur la planète Cinéma. À Cannes, ces liens profonds noués depuis deux décennies avec le gotha hollywoodien feront merveille », Les Echos, 15/05/2015.
« Créateur de l’émission mythique “les Enfants du rock”, cet ancien journaliste, fou de Bashung, n’a jamais coupé le lien avec la musique. Il connaît par coeur les intrigues et le corporatisme du monde du cinéma qui a assuré la prospérité de Canal+ et réciproquement. Il est aussi à l’aise avec la génération Costa-Gavras, Tavernier qu’avec les Chabat, Debbouze, Hazanavicius, nés à Canal+. Viré sans ménagement du groupe après dix-huit années aux manettes, il est depuis 2008 le directeur artistique du Théâtre Marigny Autant dire qu’il a une vision panoramique et, à 67 ans, un carnet d’adresses riche “d’une centaine de personnes dans le cinéma [il a partagé un temps la vie de Catherine Deneuve], une centaine dans la télé, deux cents dans le théâtre, une cinquantaine dans le journalisme, une dizaine dans l’édition” — liste établie par lui-même dans son autobiographie, “In the baba” (Grasset). Sympathique, l’homme n’est pas un enfant de choeur », L’Obs, 24/04/2013.
« Pierre Lescure a un pied partout, dans le business comme en politique : parlant à l’oreille de Hollande mais salarié à Marigny de François Pinault, intime de Chirac ; créateur de Canal avec André Rousselet, l’ancien directeur de cabinet de Mitterrand, mais copain sous un autre règne de Pierre Charon, l’âme damnée de Sarkozy… “Paradoxalement, Lescure était le bon choix, souffle un conseiller ministériel. Il n’y a pas mieux qu’un mec dans le système si on veut essayer de le faire bouger », Ibid.
« En outre, à la suite du brutal départ d’André Rousselet, Pierre Lescure était subitement propulsé à un écrasant niveau de responsabilités pour l’exercice desquelles il n’était pas préparé, et encore moins formé. Saltimbanque talentueux, rocker impénitent, il avait pris dans sa carrière du galon à force de compétence ; grâce aussi à l’autorité reconnue et au bouclier protecteur d’incontestables patrons qui avaient nom Desgraupes et Rousselet. Il devenait PDG quand la chaîne donnait pour la première fois des signes de faiblesse. Installé du jour au lendemain en première ligne, au carrefour des impitoyables affrontements de la politique et des affaires, il n’avait eu, jusque-là, ni le temps ni le goût de parcourir les allées du pouvoir et d’apprendre la gestion d’un groupe aussi influent et jalousé que Canal +. Cette innocence sera l’excuse de Lescure, mais elle causera sa perte lorsque, criblé de dettes et annexé par Vivendi, Canal + battra de l’aile à cause d’un management trop longtemps laxiste et d’acquisitions ruineuses. Messier/Lescure, deux Rastignac qui s’étaient découverts en 1994, qui chemineront de concert quelques années plus tard, et qui se déchireront avant de passer l’un et l’autre à la trappe à quelques mois d’intervalle… », Jean Belot, Etudes, décembre 2003.
« Lescure est la pointe avancée des antiautoritaires, des décontractés du désir, des acharnés de la jouissance. Transparence et déconnade, délégation et tapes dans le dos », Libération, 22/10/2001.
« Et, s’il a le culte de l’amitié — autour de lui, à Canal Plus, on retrouve six anciens de RMC, deux d’Antenne 2 — il sait être aussi cinglant et sans pitié. Prêt à rompre brutalement avec ceux qui ont fait défaut. Aussi hermétique qu’un sous-marin en plongée. Tous ses familiers connaissent ces moments imprévisibles où “Pitou” se retire de la circulation. À la plage comme au bureau : rideau. Inutile d’insister », L’Express, 02/11/1984.
Photo : Siren-Com via Wikimedia (CC BY-SA 3.0)