Fin de l’ambiance Corée du Nord à France Culture
Démissionnaire de la direction de France Culture suite aux révélations l’accablant de gestion dictatoriale, Sandrine Treiner a quitté la station après près de huit ans de loyaux (à défaut d’être bons) services. Portrait d’une directrice retors, qui se considérait pourtant comme une femme empathique.
Après avoir travaillé avec des personnalités comme Olivier Barrot, Frédéric Taddeï (dont elle est la conseillère éditoriale et rédactrice en chef adjointe pour l’émission Ce soir ou jamais), Olivier Poivre d’Arvor (dont elle est le numéro deux à France Culture), Sandrine Treiner avait finalement pris la place de ce dernier à la tête de France Culture. Participant au succès grandissant de la station, elle assiste sous sa direction à une hausse importante des audiences, renouvelle des équipes qu’elle féminise et fait nettoyer la grille des programmes…
À 58 ans, elle a dû démissionner de la station qu’elle dirigeait depuis près de huit ans. Dans le journal Libération le journaliste Jérôme Lefiliâtre confessait avoir « rarement […] senti autant de discipline intellectuelle chez quelqu’un », relevant son « humour acéré, plutôt vachard », c’est ce même quotidien (toujours avec Jérôme Lefiliâtre) qui a porté le coup qui lui sera finalement fatal.
Une enquête accablante
« Politique de dénigrement généralisé », « système de violence et de soumission qui neutralise par la peur », « management brutal et violent », « verticalité dictatoriale »… Les accusations à l’encontre de l’ancienne directrice sont accablants. Le 22 septembre, Libération publie une enquête sur le comportement dictatorial de la directrice de l’antenne. Monologue en réunions, insultes aux équipes (« qu’est-ce que t’es conne », « ta chronique […] donne envie de se foutre en l’air »), licenciements sans explications… L’enquête, révélatrice, a ouvert une voie. Les réactions ne se font pas attendre du côté de la présidence de Radio France. Soutenant la directrice à laquelle France Culture devrait ses bons chiffres, Sibyle Veil met en place un « dispositif d’écoute » pour les salariés de la radio et les encourage à faire part des dysfonctionnements rencontrés « en interne plutôt que de nourrir des papiers qui ne permettent pas d’établir des faits ». Une réflexion mal reçue par le personnel de la radio, qui y voit un soutien de la présidente aux chiffres de la radio plutôt qu’au « bien-être des salariés ». De son côté, Sandrine Treiner accuse le « stress, la surcharge des sujets » de l’avoir moins bien fait comprendre ses salariés. Elle se cache aussi opportunément derrière son sexe pour justifier le traitement qui lui est alors réservé, estimant que « tout est plus périlleux pour les femmes. J’en ai moi-même fait les frais par le passé. Pour les femmes en responsabilité, d’une manière particulière ».
Une démission d’un « commun accord » qui n’a pas trainé
N’attendant pas les résultats de l’audit interne (d’un budget maximum de 215 000 euros), Treiner démissionne le 24 janvier 2022. Avec près de 170 témoignages accablants, l’audit aurait encouragé la présidence à demander à sa directrice de prendre le large.
Après sa démission, saluée par la présidente-directrice de Radio France pour son « esprit de responsabilité […] après treize années au service de la chaîne », c’est Florian Delorme, jusqu’alors délégué aux programmes de France Culture, qui assure la direction par intérim de la station. D’abord responsable éditorial de « La collection e=M6 », Delorme a intégré la Maison Ronde depuis 2006 et devint producteur d’émissions de France Culture (Culture Monde…). Officiellement, Treiner quitte ses fonctions sur un commun accord avec la direction de Radio France ; elle a annoncé à ses équipes souhaiter « clore ce moment difficile » traversé par la radio depuis la dénonciation, en septembre 2022 dans Libération, de ses pratiques managériales tyranniques. À ses équipes, elle a présenté ses « regrets » et affirmé : « Il va de soi que j’ai fait des erreurs, et j’en suis désolée ». Celle qui déclarait en 2017, « je me trouve énergique et convaincue. Cela ne fait pas de morts » aura au moins fait, au cours de l’exercice de son mandat, quelques dépressifs...
Formation
- Lycées Gabriel Fauré, Sophie Germain et Victor Hugo (Paris).
- Paris VII – Denis Diderot. Maîtrise d’Histoire.
- 1987. IEP de Paris : diplômée d’un DEA d’Histoire du temps présent.
Parcours professionnel
- 1986 — 1998. Le Monde : pigiste chroniqueur aux services littéraires puis à la radio-télévision.
- 1998 — 2008. France 3 : rédactrice en chef et productrice artistique de l’émission Un Livre un jour.
- 2006 — 2008. France 3 : conseillère éditoriale de l’émission Ce soir ou jamais.
- 2008 — novembre 2010. France 3 : rédactrice en chef de Ce soir ou jamais.
- Octobre 2009 – novembre 2010. France 24 : rédactrice en chef pour le service culture, des grands entretiens et des débats.
- Août 2010. France Culture : dans l’émission La Grande Table, chroniqueur pour la littérature et le cinéma.
- Novembre 2010 – Janvier 2012. France Culture : responsable éditoriale, conseillère des programmes.
- Janvier 2012 – 1er septembre 2015. France Culture : directrice adjointe chargé de l’éditorial.
- Juillet – 1er septembre 2015. France Culture : directrice par intérim. Elle succède à ce poste à Olivier Poivre d’Arvor.
- 1er septembre 2015 – janvier 2023. France Culture : directrice.
- Depuis le 14 décembre 2016. Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles : administratrice.
- Depuis mai 2017. Papiers : corédactrice en chef.
- Depuis septembre 2017. Chargée d’une mission exploratoire sur l’offre culturelle de France télévisions et France Culture.
- Depuis novembre 2018. Coresponsable du label culturel Culture prime (France télévisions, Radio France, France médias monde, Institut national de l’Audiovisuel, Arte France et TV5 Monde).
Militantisme
Elle est un ancien membre de l’organisation trotskiste Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), qu’elle a fréquenté de ses 19 à ses 25 ans.
Vie privée
Née le 17 novembre 1964 à Suresnes, Sandrine Treiner est la fille d’un chercheur en chimie au CNRS, Claude Treiner et de Mme Irène Zoltkowski. Elle est mère de deux enfants nommés Anna et Théo. Son grand-père était ouvrier. Ses quatre grands-parents ont émigré d’Ukraine, de Moldavie et de Pologne au profit de la France.
Elle a grandi dans le XIIIe arrondissement de Paris ; jeune, elle se rend souvent dans le quartier latin pour aller voir des films des Max Brothers, Capra ou Reed. Marcheuse, skieuse, elle fait près d’une heure de sport par jour. En 2017, elle vivait seule. Elle se dit de gauche et athée.
Publications
- 1993. La Saga Servan-Schreiber, éditions du Seuil.
- 1996. La pilule et après ?, éditions Stock.
- 2005. Le Goût d’Odessa, éditions du Mercure de France.
- 2007. Le livre noir de la condition des femmes, éditions XO.
- 2008. Le goût de l’Amour, éditions du Mercure de France.
- 2010. Le goût de l’Amitié, éditions du Mercure de France.
- 2013. L’idée d’une tombe sans nom, éditions Grasset.
Elle est aussi auteur de documentaires pour la télévision (Voyages, Ciné Classic), qu’elle adapte ou réalise également.
Distinctions
- 2007. Prix du livre politique.
- 2016. Chevalier des Arts et des Lettres.
Salaire
À France Culture, en 2017, elle gagnait 6 000 euros par mois.
Elle l’a dit
« [Je suis] une intellectuelle qui aime faire des trucs. », Les Échos, 13/11/2015.
« Je me méfie des adjectifs qu’on colle aux femmes. Je me trouve énergique et convaincue. Cela ne fait pas de morts. », Libération, 26/09/2017.
« Il n’y a pas de séparation entre mes intérêts privés et ce que je fais à France Culture. Je trouve qu’il n’y a rien de mieux que le plaisir de s’immerger dans cette matière extrêmement variée des idées et de la création. Tout ce qui me constitue est là. C’est probablement un rêve. », Libération, 26/09/2017.
« Je suis directrice d’une radio de service public et je défends bec et ongles le pluralisme. », Libération, 26/09/2017.
« Je tiens [au pluralisme de France Culture] et j’y veille, quitte à lutter contre moi-même et mes convictions citoyennes. », La Croix, 16/11/2018.
« France Culture doit ces bons résultats à sa promesse éditoriale : être le média global de la vie des idées, des savoirs et de la création […] Savoir ne pas juger et comprendre ? : c’est le cœur de notre offre ? On essaye de raconter le monde et de l’analyser, en faisant confiance à l’auditeur pour construire sa représentation du monde », La Croix, 16/11/2018.
« Dans la vraie vie, j’ai plutôt une âme slave, rêveuse, héritée de mes racines ukrainiennes et polonaises. », Stratégies, 28/10/2019.
« Je me définis par ma fonction. Et je fonctionne en m’intéressant au réel et à l’imaginaire. […] Disons que je suis une intellectuelle qui se fonde sur son intuition. Ma conviction est que l’exercice de l’intelligence, manuelle ou spirituelle, est la meilleure arme contre le passage à l’acte, la barbarie et la violence. », Stratégies, 28/10/2019.
Ils l’ont dit
« Elle est très impliquée, comme une sorte de grande rédactrice en chef. Le revers est qu’elle a la main sur tout ». (Une ancienne journaliste, dans Libération, 26/09/2017.
« Elle est l’esprit de sérieux tempéré par l’envie de se surprendre. Elle aurait pu devenir sectaire et idéologue. Elle ne l’est pas. Elle n’est pas du côté du bien. […] Je la vois comme une personne très tendre, mais pas douce. », Frédéric Taddeï, dans Libération, 26/09/2017.
« Depuis qu’elle est directrice, […] elle est à l’écoute, plus sereine. » (Un journaliste de France Culture, dans Libération, 26/09/2017.
« Comme la patronne de France Inter, Laurence Bloch, on la disait dure là où l’on aurait dit d’hommes qu’ils sont fermes. […] Elle […] se trouv[e] trop tendre pour ne pas comprendre avec empathie les points de vue qu’on lui oppose. Elle se reproche même de céder trop facilement aux demandes de ses collaborateurs. Elle en rit. » (Caroline Bonacossa, in Stratégies, 28/10/2019.
« Les gens sont maltraités, essorés et tristes. Et d’autant plus car c’est une chaîne où l’on vient par ambition intellectuelle et humaniste, et dont certains repartent dégoûtés […] A l’antenne, on prône l’horizontalité et la délibération : en interne, on a affaire à une verticalité dictatoriale, avec une omni-directrice. » (Sur la gestion de la directrice, une « voix bien connu » de France Culture ; cité dans Libération, 22/09/2022.
« Le ton permanent, c’est de dire aux équipes qu’elles racontent des conneries, qu’elles doivent tout à France Culture, que c’est le plus bel endroit du monde », un élu du personnel de France Culture, cité dans Libération, 22/09/2022.
« Ce n’est pas la Corée du Nord, mais c’est un régime très autoritaire. Sandrine a des velléités de contrôle absolu sur ce qui se passe. Comme elle ne sait pas s’entourer de gens lui apportant la contradiction, elle n’a plus que des courtisans autour d’elle ». (Sur la gestion de la directrice, un ancien de France Culture, cité dans Libération, 22/09/2022.
« Une femme obsédée par le pouvoir et le contrôle. », une voix anonyme de l’antenne de France Culture, dans Libération, 24/09/2022.
« Elle a un cap clair mais il ne faut pas lui déplaire, au risque qu’elle vous mette un coup de patte assassin » (Un journaliste de France Culture, dans Libération, 24/09/2022.
« C’est une intellectuelle de gauche, qui se croit immunisée contre les rapports de domination. », un ancien collaborateur, dans Libération, 24/09/2022.
« Si France Culture réussit si bien, c’est qu’il y a une stratégie et que c’est la bonne. Et ceci, nous le devons à Sandrine Treiner », Sibyle Veil, dans Libération, 24/09/2022.
Illustration : capture d’écran vidéo, France Culture au Forum d’Avignon. Librairie Mollat