Pourquoi Matthieu Pigasse vend-il ses parts au tchèque Daniel Kretinsky ? Deux semaines après l’annonce surprise (en particulier pour la rédaction du journal et peut-être aussi pour certains autres actionnaires), on en sait un peu plus.
Les autres investissements Pigasse
Nous reprenons les termes de notre article d’octobre :
« Les affaires médiatiques personnelles de Pigasse ne vont pas très bien. Les Inrocks sont en panne et licencient, Radio Nova ne va guère mieux, il n’est pas certain que Rock en Seine soit bénéficiaire. MediaOne (voir infra) a besoin de capitaux. Il recherche donc un partenaire financier. La tentation est grande (même s’il s’en défend) de laisser sa participation au Monde au Tchèque pour se consacrer aux sociétés en nom propre dépendant des NEI, sa holding personnelle. Ou encore investir dans MediaOne en association avec Xavier Niel et Pierre Antoine Capton, un fonds d’investissement médias où Pigasse annonçait en février 2016, vouloir injecter trois milliards d’euros avec ses associés. »
Et un endettement conséquent
Dans un excellent papier de Fabienne Schmitt paru dans Les Échos le 2 novembre 2018, nous en apprenons plus sur la situation délicate de Matthieu Pigasse. Celui-ci emprunte 25 millions d’euros en 2010 à la Banque Palatine pour racheter sa part du Monde. Xavier Niel se porte garant (caution) en cas de défaut. En juillet 2018 la banque demande le remboursement du prêt. Pigasse ne peut payer et ne souhaite sans doute pas se mettre à dos Xavier Niel en faisant jouer la caution. D’autant qu’ils sont partenaires dans MediaOne.
Pigasse est de plus débiteur de Pierre Bergé (maintenant de son héritier) qui lui a consenti des facilités de paiements pour reprendre une partie de ses parts du Monde avant sa mort (voir infra). Il est aussi possible que Pigasse ait emprunté pour acheter Les Inrocks, Radio Nova etc, puis assurer leur trésorerie. Vendre sa part de MediaOne ? C’est laisser la partie belle à ses partenaires Xavier Niel et Pierre-Antoine Capton. Arrive alors Daniel Kretinsky auréolé du rachat de Marianne et Elle. Et pour racheter la totalité des parts de Pigasse dans Le Monde.
Voir aussi
Tour de passe passe, Niel spectateur
Nous empruntons les paragraphes suivants à l’excellente enquête de Fabienne Schmitt :
« … Daniel Kretinsky qui vient d’annoncer le rachat des plusieurs magazines de Lagardère en France, dont l’emblématique « Elle », rôde sur la place de Paris à l’affût de nouvelles acquisitions dans les médias. Matthieu Pigasse scelle un accord avec lui pour carrément lui céder l’intégralité de sa participation dans « Le Monde », comme l’a révélé « Libération ». Montant de la transaction : autour de 110 millions d’euros.
Xavier Niel se voit alors imposer un actionnaire de co-contrôle, alors qu’il pensait que Matthieu Pigasse allait faire entrer un minoritaire. Que faire ? Racheter lui-même les parts ? Xavier Niel préfère largement un actionnariat multiple. Cela permet de moins prêter le flanc à des critiques sur un éventuel exercice d’influence sur le quotidien mais aussi de partager les pertes ou les appels réguliers de fonds pour des investissements. Trouver un autre actionnaire à la place de Daniel Kretinsky ? Las, l’homme d’affaires tchèque a payé bien trop cher, personne n’est prêt à mettre une somme pareille à Paris… »
Xavier Niel est mis devant le fait accompli et comme le remarque notre confrère :
« La pilule est dure à avaler pour Xavier Niel qui ne connaît pas Daniel Kretinsky et ne l’a d’ailleurs toujours pas rencontré. Lui seul comprend tout de suite que cela va faire polémique au sein du journal. Car Matthieu Pigasse n’a pas demandé l’avis des journalistes. Ceux-ci, en tant qu’actionnaires représentés par le pôle d’indépendance, sont censés avoir un droit de regard sur tout nouvel investisseur dans le journal. C’est, en tout cas l’esprit des accords signés lors du rachat du « Monde » par Niel, Pigasse et Bergé en 2010.
L’annulation de la transaction est possible mais il en coûterait quelques millions d’euros de dédommagement pour Daniel Kretinsky… Celui-ci et Matthieu Pigasse se mettent finalement d’accord début septembre pour que le premier rachète 49 % de la part du second. La nouvelle est confirmée à la fin du mois par Matthieu Pigasse au pôle d’indépendance du « Monde » mis donc devant le fait accompli. »
Plus-value et respect de l’éthique
Pour sauver les meubles et les apparences, Pigasse accepte de ne céder que 49% de ses parts dans Le Monde à Kretinsky. Mais qui peut croire que le Tchèque se contentera d’un strapontin ? D’autant que nous apprend La Lettre A du 6 novembre 2017, Pigasse a vendu cette part minoritaire pour 17 millions d’euros mais a également emprunté au même Kretinsky la somme nécessaire pour rembourser le prêt de la Banque Palatine de 2010, devenant ainsi le « débiteur de son nouvel associé ».
Pour compléter le feuilleton, lorsque Pigasse revendra ses parts note Fabienne Schmitt, il réalisera « une plus-value par rapport à sa « mise » de départ, à hauteur de 50 millions d’euros ». Trahissant le contrat moral initial du pacte implicite des actionnaires. « Si l’un d’entre eux devait sortir, c’était avec sa mise ni plus ni moins ». Pierre Bergé avant son décès a suivi cette règle. « A la veille de sa mort, il a conclu « au prix » de ses apports de fonds la cession de ses parts (il avait mis une trentaine de millions) à Niel et Pigasse échelonnée sur six ans pour que ceux-ci, surtout Pigasse, puissent la financer confortablement. Et il leur a même fait cadeau de 10 millions d’euros… ». Pigasse aime beaucoup les médias et quand on aime on ne compte pas…