Première diffusion le 20/06/2019
Forme affligeante, pauvreté extrême des références, propos confus, contradictions et inexactitudes quant aux faits rapportés, profonde méconnaissance de l’ensemble des sujets évoqués comme de leurs enjeux, mépris du devoir de réserve sans prendre le risque d’en assumer les conséquences, allusion à caractère antisémite, le contenu de la « lettre ouverte » publiée le 15 juin 2019 dans Le Point sous le pseudonyme Wilfried Madann par un officier supérieur d’active, ou prétendu tel, révèle un tel florilège qu’on songe en premier lieu à un canular.
Cette lettre dans laquelle l’auteur se réjouit ouvertement de la profanation survenue le 22 mai 2019 à Saint-Louis des Invalides, pour mieux déplorer la réaction et l’émotion manifestée par ceux qu’il qualifie de « militaires à la retraite », a pourtant été introduite dans les colonnes de cet hebdomadaire par le très sérieux journaliste Jean Guisnel, spécialiste des questions de défense. Le long délai pris par Le Point avant de publier cette réaction s’explique-t-il par le temps nécessaire pour Jean Guisnel afin de finir par trouver, dans ses fonds de tiroirs, cet officier ravi ? Cette durée excessive explique peut-être, paradoxalement, la précipitation qui, à juger de son contenu, semble avoir accompagné cette publication, une fois identifié le spécimen rare qui a accepté de la rédiger.
Le Point rompt le silence trois semaines après les évènements
C’est en effet plus de trois semaines après l’appel à la prière islamique lancé à Saint-Louis des Invalides, quinze jours après la prière de réparation prononcée sur les lieux par l’évêque aux armées et la publication dans Boulevard Voltaire d’une tribune signée par 131 militaires en réponse à cette profanation, que l’hebdomadaire Le Point vient donc de se décider à sortir du silence médiatique qui s’imposait jusqu’alors sur le sujet, comme le soulignait notre article du 7 juin 2019. Un délai étonnamment long compte-tenu des pratiques en vigueur en matière de temps médiatique. Face à ces 131 signatures assumées sous leur véritable identité par 46 officiers généraux en deuxième section et 85 officiers, sous-officiers et militaires du rang à la retraite, Le Point a donc résolu de rétablir l’équilibre dans le débat public.
Malgré les accès de Jean Guisnel dans les milieux de la défense, notons qu’il s’est visiblement trouvé dans l’incapacité de trouver un seul officier dans une position statutaire qui l’affranchisse de son devoir de réserve, à l’instar des 131 militaires signataires de la tribune de Boulevard Voltaire, pour apporter la contradiction à ces derniers. Sans doute, pour aller dans le sens du pouvoir politique et avaliser un affront infligé à l’ensemble de ses frères d’armes, est-il plus simple de trouver un militaire d’active (s’il existe vraiment) persuadé qu’il peut encore obtenir quelque faveur ou améliorer ses perspectives de carrière, quitte à sacrifier un peu d’éthique et d’esprit de camaraderie. Surtout si, comme le lui accorde Jean Guisnel dans les colonnes du Point, il peut obtenir cet avantage sans avoir à en assumer le prix, en se voyant accorder la faveur de masquer son identité par l’emploi d’un pseudonyme.
Sous une forme affligeante, un contenu manifestement fébrile
Appelons le Wilfried, puisque c’est le prénom que s’est choisi ce prétendu officier, qui se dit supérieur. Si on suppose que la supériorité de Wilfried s’exprime par son grade, elle est malheureusement loin de se manifester dans les qualités stylistiques d’un papier dont le contenu nous rappelle toute la pertinence de l’assertion de Victor Hugo : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Passons donc sur l’incapacité de Wilfried à s’exprimer par écrit sans numéroter, dans le corps du texte, ce qu’il croit être des idées, et sans préciser auparavant qu’il les déclame « haut et fort », même s’il ne mesure visiblement pas que sa tonitruance perd de son effet quand elle s’exprime sous pseudonyme.
Notons toutefois que la difficulté qu’il révèle ainsi à se détacher de canevas rédactionnels et de cadres d’ordres appris sur ses bancs d’école explique sans doute la difficulté à appréhender les réalités de son environnement que révèle le contenu de sa lettre. Accordons à Wilfried le crédit d’avoir accompli, un instant, l’effort manifeste de s’essayer à la métaphore, lorsqu’il indique que la profanation de la cathédrale Saint-Louis des Invalides lui « rappelle une publicité pour le chocolat Milka, illustrée par des marmottes… », même si le lecteur, après avoir tenté de comprendre le fond de sa pensée, finit par réaliser que la culture personnelle de Wilfried, en se métamorphosant en « culture pub » dans les années 90, a fini par accorder trop de temps de cerveau disponible à l’injonction marketing de mémorisation de la marque pour comprendre le sens du slogan publicitaire qui l’accompagnait.
Cette forme déficiente a le mérite d’éviter au lecteur toute surprise quant à la fébrilité du contenu de la lettre de Wilfried, notamment quand il prend son supposé cas pour une généralité en déclarant, à propos des conflits dans les Balkans, « qu’aucun officier impliqué dans les arrestations du TPI n’a eu de doute quand il s’est agi de monter des opérations compliquées » ou encore « que le Kosovo était une juste guerre visant à arrêter un massacre dont j’ai été le témoin ». Sans doute veut-il parler de ce tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) bien connu pour avoir relâché la plupart des quelques criminels de guerre albanais de l’UCK qu’il avait daigné faire arrêter, parmi lesquels un ancien premier ministre du Kosovo, après avoir constaté son impuissance face aux intimidations des mafias albanaises sur les témoins à charge.
Quant à la notion de « juste guerre » invoquée pour le Kosovo, elle conduit à se demander si Wilfried est plutôt nécessiteux de cours de droit international, qui n’admet le recours à la force qu’en cas de légitime défense ou de résolution du conseil de sécurité de l’ONU, prérequis inexistants dans le cas de l’intervention de 1999 au Kosovo, ou de leçons de théologie, puisque Wilfried s’affirme comme un officier catholique, afin d’apprendre que Saint-Thomas d’Aquin excluait, entre autres, la présence d’intentions cachées pour qu’une guerre puisse être qualifiée de « juste ».
La suite du destin du Kosovo, entre déclaration d’indépendance avalisée par les belligérants occidentaux et installation de bases de l’OTAN, peut laisser sur ce dernier point quelques doutes aux esprits avisés parmi lesquels Wilfried n’a pas pris le temps de figurer. L’affirmation, invérifiable puisque formulée sous pseudonyme, selon laquelle Wilfried aurait été témoin des massacres rendant « juste » l’intervention au Kosovo, entre pour sa part dans le registre du « fortement improbable » quand on sait que les enquêtes de l’ONU postérieures à l’intervention de 1999 ont depuis longtemps fait litière des accusations de crime massif contre l’humanité formulées par le département d’État américain pour justifier l’intervention, et que la présence française au Kosovo, directement liée à l’opération occidentale de 1999, rend impossible, pour Wilfried, le fait d’avoir été témoin de tels massacres, sauf à en avoir été le complice. On imagine que, dans cette hypothèse, il s’agirait de massacres commis par l’UCK, puisque ce mouvement doit bénéficier de toute sa sympathie, ce qui n’aiderait donc toujours pas à rendre « juste » l’intervention au Kosovo.
Un prétendu officier catholique connaissant aussi peu le statut militaire que le dogme religieux
Si le fait de s’affirmer « officier français, chrétien, catholique et pratiquant » n’empêche donc pas Wilfried d’ignorer les développements théologiques de Saint Thomas d’Aquin sur la notion de guerre juste, c’est sans doute ce qui lui permet de se sentir investi d’une légitimité l’autorisant à se lancer dans des morceaux de bravoure tels que cette saillie sur le pardon : « Être chrétien, c’est aimer, pardonner et accepter, sans notion de retour sur investissement. En cas de non-adhésion à ces principes, libre à tous de se diriger vers d’autres confessions plus adaptées à l’application de la vengeance ou de la vindicte. » Comme on devine que Wilfried, qui confie un peu plus loin son admiration pour l’appel à la prière islamique, ne désigne pas ici l’Islam, chacun sera libre d’apprécier ici l’allusion implicite à la loi du Talion, associée à la notion de retour sur investissement, pour évaluer, à travers cette juxtaposition de clichés, une ombre de caractère antisémite qu’il convient de prêter à ce moment d’exaltation, sinon d’égarement.
On comprend en tout cas que Wilfried rédige ici un nouveau dogme à destination de l’Église qui, désormais, doit tout accepter, y compris la profanation de ses lieux de culte. Il lance à cet effet un appel au diocèse aux armées, en l’enjoignant de « botter en touche » les demandes de prières de réparation, ignorant visiblement qu’au moment où il rédige sa lettre ouverte, le diocèse aux armées, qui respecte pour sa part le dogme, a déjà prononcé cette prière le 30 mai. Accordons toutefois à Wilfried une paresse intellectuelle à l’égard du règlement militaire équivalente à celle qu’il déploie sur les questions de dogme. Il semble tout d’abord ignorer que, si les « officiers retraités » auxquels il croit s’adresser sont, pour plus d’un tiers d’entre eux, des officiers généraux en deuxième section et des non retraités, leur caractéristique commune est, du fait de leur statut, de n’être plus soumis à un devoir de réserve qu’ils ont scrupuleusement respecté durant leur période d’active, contrairement à Wilfried.
Ce dernier croit peut-être que l’usage d’un pseudonyme le fait échapper au motif de violation du devoir de réserve alors que la jurisprudence, extrêmement claire de ce point de vue, établit que le fait de se prévaloir de ses fonctions ou de son statut pour s’immiscer dans un débat public d’opinion à caractère politique en période d’active est une infraction au devoir de réserve, même si cette infraction est commise avec un artifice de camouflage. Mais l’indulgence saisit le lecteur quand il comprend, à voir les griefs nourris par Wilfried contre les signataires de la tribune de Boulevard Voltaire qui ont pu être ses chefs et ses formateurs, qu’il n’a pas toujours été identifié par ses supérieurs comme un militaire particulièrement performant.
Pour le vivre ensemble, et parce-que c’est beau…
Voilà donc pour le pathos et l’ethos que Wilfried tente de convoquer dans sa lettre ouverte. Quid du logos ? Le premier argument que l’intéressé finit par mettre en avant se manifeste dans l’idée que, selon lui, certains seraient conduits, dans le milieu militaire, « à renier leurs propres origines par peur d’être exclus d’un puissant cercle catholique influent au sein des armées, écartés d’une affectation tant attendue, voire leur fidélité ou leur dévouement remis en question. » Si un tel processus était à l’œuvre, ce qui semble en contradiction avec l’affirmation de Wilfried selon laquelle l’avis des signataires de la tribune « n’est partagé que par une minorité », mesure-t-il qu’il décrit ici ce qu’on appelle l’assimilation, c’est-à-dire la faculté des nouveaux arrivants à se dépouiller de leurs origines pour s’approprier, fût-ce « par peur » et afin de s’y faire accepter, les caractéristiques culturelles d’un groupe qui, concernant la France, est effectivement identifié par ses racines chrétiennes ?
Wilfried semble donc ici déplorer le fait que l’armée reste probablement la dernière institution à parvenir tant bien que mal, et peut-être pour les raisons qu’il dénonce, à pratiquer l’assimilation des nouveaux venus. Qu’à cela ne tienne, notre officier pseudonymé a conservé l’argument décisif pour la chute. Ce dernier, puisque Wilfried n’est plus à une contradiction près, rend d’ailleurs inutiles les développements risqués auxquels il s’était aventuré sur la notion de pardon, compte-tenu du fait qu’il faudrait finalement remercier les profanateurs du 22 mai. En effet, « un petit appel à la prière dans la cathédrale des militaires », Wilfried trouve « cela beau, pertinent, rassembleur ». La pertinence ayant été suffisamment évoquée ici et le caractère rassembleur de ce geste pouvant être jugé à l’aune des réactions suscitées depuis les faits, reste donc sa prétendue beauté… Il est intéressant de noter que, pour notre officier ravi, l’esthétique prêtée à un geste reste finalement le premier critère de jugement de son bienfondé.
On imagine, à ce tarif, les développements envisageables sur les cérémonies de décapitation qui ont pu être organisées en Syrie par l’État islamique (EI), avec, après tout, des moyens de mise en scène élaborés et un usage de l’infographie qui témoigne d’un effort significatif en matière de recherche esthétique. Mais rassurons-nous, comme les critères de l’esthétique restent subjectifs et qu’ils permettent donc aux plus opportunistes de se conformer aux vents dominants, le seul risque actuel réside donc dans les effets, sur les lieux de culte, que pourrait provoquer l’admiration que Wilfried ne doit pas manquer, dans un contexte de promotion de l’art contemporain, de porter aux matières de Piero Manzoni.
Au final, si Wilfried devait vraiment être, comme il l’affirme, un officier supérieur d’active catholique, on tente de se rassurer en imaginant que sa lettre fut rédigée après un « repas de popote » bien arrosé. On ne saurait donc que conseiller à notre ravi de l’armée d’éviter, à l’avenir, de trop abuser du vin de mess, même si sa lettre ouverte a au moins eu le mérite de rappeler toute l’utilité de faire respecter le devoir de réserve à ceux qui y sont tenus, afin d’éviter la tentation, chez quelques cervelles de colibri, de décrédibiliser l’institution militaire en s’aventurant à parler publiquement en son nom…
Crédit photo : Jean-Pierre Dalbéra via Flickr (cc)