Le 18 mars 2023, l’ambassadeur de Pologne en France déclarait dans un entretien sur LCI : « Si l’Ukraine ne parvient pas à défendre son indépendance, nous n’aurons pas le choix, nous serons obligés de rentrer dans le conflit. » Si cette déclaration semble être passée inaperçue dans les grands médias français, on ne peut pas en dire autant de leurs confrères polonais et russes.
Les médias polonais y voient une déclaration inconsidérée de l’ambassadeur qui ne reflète pas la politique de leur pays et mériterait sa démission, tandis que les médias russes y voient une volonté de la Pologne d’entrer directement en guerre contre la Russie en Ukraine dans un but d’expansion territoriale et avec le soutien des États-Unis.
Le texte de la déclaration
L’ambassadeur lui-même et le ministère des Affaires étrangères polonais ont estimé que ces propos avaient été sortis de leur contexte. L’ensemble de la déclaration faite à ce sujet par l’ambassadeur dans l’émission « Le 20h de Darius Rochebin » est comme suit :
« Vous savez, ce n’est pas l’OTAN, ce n’est pas la Pologne, ce n’est pas la France, ce n’est pas la Slovaquie qui augmentent cette tension. C’est la Russie qui a attaqué l’Ukraine, c’est la Russie qui fait une invasion sur le territoire, c’est la Russie qui tue des personnes, et c’est la Russie qui kidnappe les enfants ukrainiens. Donc soit aujourd’hui l’Ukraine va défendre son indépendance, sinon, en tout état de cause, nous serons obligés de rentrer dans ce conflit parce que nos valeurs principales qui étaient le fondement de notre civilisation, de notre culture, seront en danger fondamental, et donc on n’a pas le choix. »
Il répondait ainsi à la « question » suivante de Rochebin, motivée par l’annonce de la livraison d’avions de combat Mig-29 à l’Ukraine par la Pologne et la Slovaquie : « Quand vous entendez un certain nombre de voix inquiètes, alors parfois faussement, pour de mauvaises raisons, parfois ce sont des pro-Russes qui sont engagés politiquement, mais parfois pour de vraies raisons, il y a des gens qui disent « on va vers la Troisième Guerre mondiale ».
Une déclaration surprenante et la réaction russe
Le journaliste de LCI n’a pas semblé relever le caractère surprenant de la réponse de l’ambassadeur polonais et ses implications.
Sur le site Internet de l’agence de presse russe RIA Novosti, en revanche, on pouvait lire dès le lendemain que « Si les autorités de Kiev ne parviennent pas à défendre l’indépendance sur le champ de bataille, l’armée polonaise devra participer directement à la confrontation avec la Russie, a déclaré l’ambassadeur polonais en France Jan Emerik Rościszewski sur la chaîne de télévision LCI. » L’article en question porte le titre « Varsovie pose une condition à l’entrée en guerre avec la Russie » et le sous-titre « L’ambassadeur de Pologne en France Rościszewski : Varsovie entrera dans le conflit si Kiev est vaincu ».
« Le diplomate est convaincu que la crise ukrainienne est une bataille pour les valeurs fondamentales et la culture de l’Occident, c’est pourquoi “il est si important de gagner”. », peut-on lire ensuite, avant une rengaine de la vieille antienne des médias et politiciens russes sur de supposées visées de la Pologne sur les territoires de l’ouest de l’Ukraine.
L’article conclut sur un rappel du fait que « Les autorités polonaises soutiennent activement le régime de Kiev. Selon les données officielles, la république [la Pologne, ndlr] se classe au deuxième rang de l’assistance militaire à l’Ukraine, après les États-Unis, en fournissant des chars, des roquettes et des canons, des drones, d’autres armes et des munitions. »
Déclaration de guerre ?
Le même jour, le journal mainstream russe Gazeta titrait : « Ambassadeur Rościszewski : l’armée polonaise se heurtera à la Russie si Kiev est vaincu ». L’article de Gazeta cite ensuite les informations données par l’agence de presse RIA Novosti. Gazeta précise ensuite que « Plus tôt, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a déclaré dans une interview au Corriere della Sera que la défaite de la Russie dans le conflit en Ukraine était devenue “la raison d’être” de la Pologne et de l’ensemble de l’Europe » (le premier ministre polonais parle en fait de « raison d’État » dans l’entretien en question publié le 8 février dernier).
Sur le média mainstream ukrainien Pravda.ua, les propos de l’ambassadeur sont également cités (après le journal polonais Rzeczpospolita) sous le titre « Ambassadeur de Pologne en France : si l’Ukraine ne se défend pas, nous serons contraints d’entrer dans le conflit », mais le correctif apporté ensuite par l’ambassade de Pologne en France est donné à la suite des propos de l’ambassadeur Rościszewski sur LCI :
« Au cours d’une conversation d’une demi-heure avec le journaliste, l’ambassadeur Rościszewski a plaidé en faveur du soutien des Alliés à l’Ukraine. Il a également parlé de la menace que représente la Russie pour l’Europe et les valeurs européennes. Une écoute attentive de l’ensemble de la conversation montre clairement qu’il n’y a pas eu d’annonce d’une implication directe de la Pologne dans le conflit, mais seulement une mise en garde contre les conséquences d’une défaite ukrainienne : la possibilité d’une attaque russe ou d’une implication dans la guerre par la Russie d’autres pays d’Europe centrale – les États baltes et la Pologne”. »
Un pas en arrière
Le journal polonais Rzeczpospolita commençait quant à lui son article du 19 mars traitant de ce sujet par les éclaircissements donnés par l’ambassadeur ainsi que par le président de la commission des Affaires étrangères de la Diète polonaise, qui allaient dans le même sens. Le titre de Rzeczpospolita : « Ambassade de Pologne en France : l’ambassadeur dit que le Pologne n’est pas en guerre ».
Vient ensuite la citation intégrale des propos tenus par l’ambassadeur, avec cette précision : « La déclaration faite samedi par un diplomate polonais a déclenché une vague de commentaires. “Quand l’ambassadeur polonais en France déclare que nous entrerons en guerre avec la Russie si l’Ukraine ne se débrouille pas seule, il outrepasse clairement ses pouvoirs et il devrait tout simplement être démis de ses fonctions”, a estimé le député de gauche Maciej Gdula. »
S’ensuit une explication alambiquée du président de la commission des Affaires étrangères de la Diète dont on a l’impression qu’il fait semblant de ne pas comprendre le sens véritable de la déclaration imprudente du diplomate afin d’éviter d’avoir à critiquer ce dernier.
Commentaire du journal de l’opposition gaucho-libérale Gazeta Wyborcza (par ailleurs favorable à une aide militaire massive à l’Ukraine), le 20 mars, sous le titre « L’ambassadeur de Pologne en guerre avec la Russie » : « Cette affirmation, quel que soit son contexte, est désastreuse pour plusieurs raisons. Elle perpétue la vision occidentale d’une Pologne belliciste cherchant à impliquer les pays d’Europe occidentale dans la guerre en Ukraine – une thèse promue par la propagande de Moscou. Elle fait craindre à la société polonaise que le gouvernement polonais ne s’implique réellement dans la guerre et n’envoie des soldats polonais à l’Est, ce que divers “défenseurs de la paix” de type agents russes ou politiciens de Konfederacja [l’opposition conservatrice nationaliste au PiS, qui critique le trop grand engagement de la Pologne en Ukraine, ndlr] tentent de faire croire aux Polonais depuis longtemps. Cela profite à la propagande de la Russie, qui cherche à convaincre le peuple qu’elle ne mène pas vraiment une guerre criminelle contre le peuple ukrainien, mais contre les fascistes ukrainiens, l’Occident collectif et la Pologne impérialiste et agressive, qui veut reconstruire son empire pour opprimer une fois de plus le “peuple ruthène”. »
Un appel à la démission
« “Des paroles absolument scandaleuses” . Konfederacja appelle à la démission immédiate de Rościszewski », titrait le site de l’hebdomadaire conservateur Do Rzeczy le 20 mars, tandis que le numéro papier du 26 mars contenait un article intitulé « Le gouvernement s’en va en guerre ». Le journaliste polonais y écrit : « Dans l’interview (que j’ai écoutée attentivement dans sa version originale), Jan Emeryk Rościszewski a effectivement souligné que la Pologne n’était pas actuellement en guerre. Toutefois, le contexte dans lequel l’ambassade a tenté de diluer ses propos n’a en rien modifié leur signification. La déclaration de l’ambassadeur était claire, sans ambiguïté et ne laissait aucune place au doute. Elle ne signifiait pas – comme certains l’ont prétendu pour tenter d’en atténuer le ton – que si l’Ukraine perdait, la Russie attaquerait la Pologne et que nous devrions nous défendre. Elle signifiait qu’après la défaite de l’Ukraine, la Pologne n’aurait d’autre choix que d’entrer en guerre, qu’elle ait été attaquée ou non. »
Do Rzeczy critique l’amateurisme de cet ambassadeur proche du PiS dont il s’agit du premier poste diplomatique, puisqu’il était auparavant directeur d’une grande banque publique, et il critique l’absence de démenti officiel du ministère des Affaires étrangères polonaises qui a lui aussi préféré prétendre que les propos de Rościszewski auraient été sortis de leur contexte.
L’UE entraînée malgré elle
À cette occasion, l’agence russe TASS, dans un article du 19 mars intitulé « L’ambassade de Pologne en France dénonce une mauvaise interprétation des propos de l’ambassadeur sur le conflit avec la Russie », en profite pour citer le député français Thierry Mariani (RN) qui « a déclaré à l’agence TASS samedi que la Pologne “entraînait les pays de l’UE dans l’escalade en Ukraine contre leur volonté”. »
Plusieurs médias russes, dont Izvestia dans un article du 20 mars intitulé « L’ambassadeur de Pologne en France Rościszewski : Varsovie entrera dans le conflit si Kiev est vaincu », citent les propos du parlementaire russe Alekseï Pouchkov, président de la Commission intérimaire du Conseil de la Fédération sur la politique d’information et les relations avec les médias, qui « a qualifié la déclaration du diplomate de présomptueuse » et « a fait remarquer qu’un tel scénario était difficilement envisageable sans le soutien des États-Unis ». Mais le journal de préciser tout de même : « Entre-temps, l’ambassade de Pologne en France a expliqué que la déclaration du diplomate Jan Emerik Rościszewski avait été sortie de son contexte et mal interprétée. »
Quoi qu’il en soit, la sortie de l’ambassadeur de Pologne sur LCI semble avoir suscité un feu convergent de critiques des médias polonais et russes. Une convergence suffisamment rare pour qu’elle mérite d’être soulignée.
Une convergence toute relative, cependant, comme le démontre par exemple ce titre en lien dans l’article cité plus haut de l’agence Ria Novosti : « Un officier de renseignement américain révèle un plan polonais d’extermination des soldats ukrainiens » (une affirmation apparemment fondée sur des déclarations d’un très obscur « Scott Ritter, officier de renseignement à la retraite du corps des Marines américains, dans un entretien avec le journaliste américain Stefan Gardner publié sur YouTube »). Ou comme le démontre encore les propos guerriers – tenus à la fin du mois de mars à l’égard de la Pologne en particulier et de l’Europe en général par le célèbre présentateur de télévision Vladimir Soloviov (dont le nom est parfois aussi orthographié « Soloviev » en France), sur la chaîne publique Rossiya 1 : « Si nous ne frappons pas une fois de plus l’esprit des Européens, ils ne comprendront rien. Cette fois, nous ne quitterons pas l’Europe, nous ne lui parlerons pas, nous ne nous entendrons pas avec elle. Les Polonais veulent être les prochains ? Ce ne sont pas des Ukrainiens, nous ne les appellerons pas “frères”. Nous détruirons toutes les villes polonaises. Nous n’utiliserons pas de troupes au sol. L’Ukraine nous fait pitié mais là, nous nous battrons comme les Américains en Irak. Je ne sais pas si nous utiliserons des missiles nucléaires, mais avec des missiles de croisière conventionnels et des missiles air-sol, nous les détruirons. Nous n’y réfléchirons pas à deux fois. ». A bon entendeur…