Au lendemain de sa mort, le 19 février 2020, Le Monde a publié une nécrologie de Jean Daniel, le fondateur du Nouvel Observateur. Naturellement, elle était élogieuse. Ce grand laboureur du siècle le méritait en partie. Néanmoins, sa qualité d’homme de gauche méritait qu’on s’attardât un peu plus sur ses relations avec les régimes communistes que ne l’a fait le quotidien, qui se contente de ce paragraphe :
Relations « orageuses »
« C’est peu de dire que les relations entre Jean Daniel et le Parti communiste français furent compliquées, parfois même orageuses. La publication de L’Archipel du Goulag, l’ouvrage d’Alexandre Soljenitsyne, déclencha une interminable polémique entre Georges Marchais, L’Humanité et Le Nouvel Observateur accusé d’être « un professionnel de la division de la gauche ». Alors premier secrétaire du Parti socialiste, François Mitterrand tenta de calmer les choses. Sans grand succès… Même La Pravda y alla de ses accusations contre Jean Daniel, « cet antisoviétique de gauche qui cherche à ébranler le régime politique des pays du socialisme en ayant recours aux services de dissidents ». »
Apostrophes du 11 avril 1975
S’il est vrai que Jean Daniel fut un précoce admirateur de l’écrivain russe, en quoi il tranche avec la majorité de la gauche des années 70, cet épisode que Le Monde raconte dans un goût un peu sucré fut suivi d’un autre plus torturé et moins à la gloire de l’éditorialiste. En effet, le 11 avril 1975 apparaissait pour la première fois à la télévision, sur le plateau d’« Apostrophes », l’émission littéraire bien connue de Bernard Pivot, le grand Alexandre Soljenitsyne. Pour l’interroger, outre Jean Daniel, on trouve sur le plateau Pierre Daix, ancien communiste qui refusa longtemps de reconnaître la réalité du goulag et Jean d’Ormesson. Jean Daniel, malgré l’admiration qu’il déclare éprouver pour Soljenitsyne, endosse cependant le rôle de « rassembleur des gauches », c’est-à-dire d’homme persuadé que, si l’URSS est abjecte, le communisme ou le socialisme sont cependant possibles et qu’on ne peut mêler tous les régimes. Il commence par interroger le Russe sur le niveau de production en URSS, laissant sous-entendre que ses variations auraient un fort effet sur le peuple. À quoi Soljenitsyne répond :
« Beaucoup de fautes sont été commises dans l’histoire depuis le XVIIIe siècle, parce qu’on a attaché trop d’importance au fait qu’on n’avait pas assez de biens matériels et qu’on a estimé que dès qu’on sera rassasié, abreuvé et qu’on aura partagé tous les biens matériels, le paradis terrestre sera instauré. (…)Tout l’esprit de mon Archipel consiste à montrer que ceux qui étaient privés non seulement de nourriture, de vêtements mais même de l’espérance de vivre, ces gens d’un seul coup subissaient une élévation spirituelle. Et l’Occident est tellement plein de biens matériels, qu’il foule aux pieds d’ailleurs, que les hommes commencent à faiblir dans leur âme ».
La guerre du Vietnam au milieu
Renvoyant l’éditorialiste à ses schémas de matérialiste occidental, Soljenitsyne croit avoir placé le débat à la hauteur à laquelle il devrait se jouer. Mais c’est sans compter la féroce et retorse bonne conscience de l’intellectuel de gauche, qui ne désarme pas. Jean Daniel a en effet un souci : il a appris que Soljenitsyne, lors d’une conférence de presse donnée quarante-huit heures auparavant, a critiqué les accords de Paris et accusé les occidentaux de ne pas défendre la liberté au Vietnam comme au Portugal. En ce début d’année 1975 en effet, même si les États-Unis ont évacué le pays, le Sud-Vietnam tient encore pour quelque temps face aux violentes attaques viet-congs. Et l’Occident de gauche, comme M. Daniel, est persuadé que le combat des communistes vietnamiens est juste, anti-colonialiste et anti-capitaliste. Et il réattaque avec respect, Alexandre Soljenitsyne en ces mots :
« Pour ce qui correspond à vos combats en Occident, je pense que vous vous trompez, peut-être par manque d’informations (…) Il y a eu ici des combats qui n’étaient pas contre le communisme, mais contre le colonialisme, contre le capitalisme, et ces combats étaient les mêmes que les vôtres ».
Il essaie par-là de lier, absurdement, le combat anti-totalitaire de l’auteur d’Ivan Denissovitch aux luttes pourtant pro-communistes qui ont lieu alors partout dans le monde, souvent déguisées en guerres anticoloniales. Cela donne le dialogue suivant :
Alexandre Soljenitsyne : – Je suis un écrivain russe, mon sort est lié à celui de mon pays. (…) Je puis vous jurer que jamais je n’écrirai une seul œuvre sérieuse, artistique sur l’Occident .
Jean Daniel : – Que vouliez-vous dire quand vous avez dit que les accords de Paris, il était évident qu’ils seraient défaits, et que les Américains… l’Occident n’avait pas fait un bon usage de sa liberté (…) Est-ce qu’il était malhonnête d’en déduire que vous espériez que l’Occident, incarnant les défenseurs de la liberté, aurait dû se montrer plus rigide dans la négociation, et moins conciliant dans l’acceptation des termes des accords et, qu’au fond, il fallait tenir tête davantage aux forces communistes ?
Alexandre Soljenitsyne : – La guerre au Vietnam, depuis des années, est l’expression d’un communisme dynamique et fort qui tend à élargir son territoire. (…) On propose à l’étranger de partir le plus vite possible du Vietnam, de Phnom-Penh, sinon sa sécurité ne pourra plus être garantie. Alors les étrangers partent, c’est-à-dire, les témoins partent ! Partent les gens qui auraient pu voir ce qui se passerait après l’entrée de l’armée victorieuse. Le récit sur les fusillades qui auront lieu, on l’aura dans trente ans, le récit sur combien de millions qui se trouveront encore dans les camps. Je m’appuie sur notre propre expérience ! Je suis cette logique historique que moi j’ose dire : le processus actuel au Vietnam m’est très bien connu, il se passe des choses que je connais, notre révolution de 1917 et notre guerre civile. Alors j’ose dire que mes déclarations sont responsables.
Jean Daniel : – C’est vrai qu’il y a en ce moment des femmes, des enfants, des vieillards et moi je le dirai, je l’assume, il y a en effet des gens qui fuient le communisme pour des raisons multiples, l’intoxication, mais la peur, mais le souvenir, et la volonté de ne pas être communiste, pourquoi pas, je le dis et je le regrette. Mais avant cela, avant que n’arrivent les camps dont Soljenitsyne n’a qu’une vue prémonitoire et par analogie, dont il n’est pas certain qu’ils arrivent, il y a eu quand même, il faut le rappeler, les bombardements américains et ces bombardements-là ont déversé (…) sur le Vietnam dix fois plus de bombes que pendant toute la guerre mondiale (…)
Alexandre Soljenitsyne : – Monsieur Daniel a parlé quelquefois du colonialisme du temps passé. Sans aucun doute, je crois que ce colonialisme était la honte du monde occidental, je vois aussi que le temps du châtiment pour ce temps de colonisation est arrivé, et jamais je n’aurais défendu quelque acte que ce soit d’un pays colonisateur.(…) C’est pourquoi, quand on parle du Vietnam, je comprends bien sûr que l’Indochine ne devait pas être une colonie française, que le départ des Français devait faire partie de cette logique générale de devoir se libérer de ce poids honteux. (…) On a tenu un peu trop longtemps aux colonies et à ce moment-là avait commencé un phénomène terrible : l’expansion des communistes de notre pays, de cette violence, partout. Alors la simple libération du peuple vietnamien n’a pas eu le temps d’avoir lieu : un processus a suivi immédiatement un autre. Les colonialistes à peine partis, une autre force tout de suite arrivait.
Dialogue de sourds
On assiste donc à un dialogue de sourd : l’ancien zek juge les systèmes d’un point de vue supérieur, où ce qui importe avant tout pour l’homme est la liberté spirituelle, et non les progrès des droits de l’homme. Et pour lui, aucun régime n’est pire que le régime communiste et une dictature, malgré tout, est provisoirement acceptable si elle peut empêcher la progression du communisme. Jean Daniel reste, lui, attaché au projet de la Révolution qui apporte une plus grande justice entre les hommes, la « liberté, l’égalité et la fraternité » à toute l’humanité. Et le communisme est pour lui dans la ligne de ce projet. Sa lecture de L’Archipel du Goulag l’a semble-t-il rendu résolument critique envers l’Union soviétique, mais ne l’a pas convaincu de la nullité du projet communiste. Et il interprète le combat de Soljenitsyne comme une sauvegarde de l’idéal de la Révolution contre les déviations du pouvoir soviétique. Il est donc extrêmement dépité, avoue-t-il, quand au journal télévisé du jour sur la première chaîne, l’écrivain est présenté non « comme le martyr de la Révolution mais comme le prophète de la contre-révolution ».
Ce à quoi Alexandre Soljenitsyne répond :
« Je n’aime pas ces termes de révolution, de contre-révolution. L’un et l’autre sont violences. À mes yeux, il n’y a pas de différence : je n’accepte ni l’une ni l’autre, et ce dans n’importe quel pays (…) ce ne sont que des slogans : « Allons tuer les autres ! Cela nous apportera le Bien, ce sera juste ». Il faut améliorer le monde : l’Est, l’Ouest ont chacun leur but, mais on ne doit jamais utiliser les armes pour atteindre ce but. (…) L’époque des révolutions violentes est terminée. Cette époque nous a déjà pris deux siècles mais n’a pas amélioré la situation, dans aucun pays. Au contraire, elle l’a aggravée ».
Les réactions dans la presse après l’émission seront virulentes, et Jean Daniel accusé notamment par un Raymond Aron d’avoir « abaissé le dialogue au niveau ordinaire des débats partisans ». Ce débat restera comme une tache sur le costume du journaliste de gauche. Une tache gentiment effacée par la rubrique nécrologique du Monde, ce que l’on appelle mensonge par omission.