La logique selon laquelle la presse n’est que le complément d’un autre service fait des ravages. Après SFR qui a acquis Libération pour remplir ses smartphones (même si les ventes forcées via une augmentation du prix des abonnements n’ont pas été appréciées par les clients qui ont déserté en masse), c’est maintenant Renault qui investit dans 40% de Challenges, le groupe de presse de Claude Perdriel, 91 ans. Objectif : produire du contenu pour occuper les conducteurs des futures voitures autonomes, sans se faire siphonner la valeur ajouter par Google, Apple ou Amazon.
Mondial de l’Automobile
Au prochain Mondial de l’Automobile, Renault entend créer l’événement en présentant les maquettes des contenus historiques, scientifiques et économiques fournis par Historia, l’Histoire, Sciences et Avenir, La Recherche ou encore Challenges, annonce Présent (21.04). Ces contenus pourront être lus par un journaliste ou un acteur dans des voitures encore pilotées par l’humain, mais à l’avenir, c’est le conducteur de la voiture autonome lui-même qui les lira pendant son temps libre.
5M€ d’investissement pour le groupe Challenges
Ce sont les premiers fruits de l’alliance signée fin décembre dernier entre Renault et Challenges. La nouvelle société, qui s’appellera Groupe Challenges, comptera trois administrateurs de Renault, qui y a injecté 5 millions d’€ en mars 2018 : Mouna Sepheri, François Dossa et Franck Louis-Victor, chargé des véhicules connecté et directeur chez Alliance Ventures, le fonds d’investissement de Renault dans les nouvelles technologies. Claude Perdriel reste président et fait venir de son côté Vincent Beaufils, directeur de Challenges, Maurice Szafran, qui dirige actuellement Sophia Publications (Historia, l’Histoire, La Recherche, Le Magazine littéraire) et Geoffroy la Rocca, président de la plateforme de vidéo Teads.
Parallèlement Claude Perdriel a lancé fin 2017 la nouvelle formule du Magazine Littéraire, au prix de 5,90 € avec comme objectif 35.000 exemplaires vendus par mois. L’investissement d’un million d’euros a été porté par Xavier Niel, Bruno Ledoux, un actionnaire qui reste discret et Thierry Verret, ancien journaliste de Jeune Afrique qui a redressé les éditions Lamarre avant de les vendre en 1994 à Wolters Kluwer pour 150 millions de francs. Resté dans la presse après avoir racheté en 2000 le pôle Presse professionnelle agricole de Wolters Kluwer France, il est actionnaire de Sophia Publications – qui s’est avéré être un très mauvais investissement pour Perdriel qui a du en redresser la situation – et gérant des Éditions du Phare, SARL au capital de 180 000 € qui est liée à la holding Babylone Finances. De celle-ci dépendent donc les hebdomadaires des éditions du Phare (Le Phare de Ré à Saint-Martin-de-Ré, Littoral à Marennes depuis 2010, Haute Saintonge à Jonzac depuis 2016) mais aussi Welcoming you, Sortir 17, Ici Londres et des activités dans l’édition.
« Nous pensons que le contenu premium sera un jour déterminant dans l’acte d’achat d’un véhicule », a expliqué Carlos Ghosn, PDG de Renault-Nissan, dans un communiqué. Et ce d’autant mieux que les thèmes des titres du groupe Challenges sont exploitables à une échelle mondiale. L’acquisition de 40% de Challenges est qualifiée par lui de « test grandeur nature » pour vérifier la possibilité de « de créer du contenu à la demande, en fonction du profil de l’utilisateur », explique-t-il à La Croix.
Une première mondiale made in France
L’investissement de Renault dans Challenges est aussi une première mondiale, alors que Tesla n’en est qu’à des pourparlers avec Apple pour fournir un service de musique en streaming dans ses voitures et ce après avoir tenté en vain de lancer le sien. « Le prochain sujet de l’industrie automobile, c’est le contenu. Soit on le prend chez un autre, soit on s’y intéresse nous-mêmes… Ce qu’on ne veut pas, c’est fabriquer des boîtes vides au profit d’autres acteurs [à savoir Google, Apple, Facebook, Amazon, les GAFA] Nous voulons éviter de vivre ce qu’ont connu les fabricants de téléphones. On ne va pas développer du hardware pour que quelqu’un d’autre récupère toute la valeur ajoutée », a expliqué Carlos Ghosn aux Échos.
L’initiative de Renault fait débat. « Cette initiative interroge encore sur l’extension de la chaîne de valeur, c’est-à-dire à partir de quand un constructeur doit aller plus loin que vendre une voiture seule, et jusqu’où il peut aller dans l’incorporation de services. C’est le sujet qui va probablement occuper le monde automobile des 10 prochaines années », relève Guillaume Crunelle, expert de l’industrie automobile au cabinet Deloitte pour La Tribune.
Contrairement aux GAFAs qui continuent à rester des agrégateurs de contenus, Renault souhaite produire les siens pour faire la différence… mais devra certainement acquérir d’autres producteurs de médias, notamment anglophones, et plus généralistes. Bertrand Rakoto, analyste indépendant, est plus nuancé : « Il est difficile d’imaginer quel modèle économique clair peut se dégager de la démarche de Renault à moins de vouloir garder une clientèle captive de la marque ». Il défend quant à lui un modèle ouvert : les utilisateurs de voitures autonomes n’en seront plus nécessairement propriétaires et voudront avoir le même écosystème d’un véhicule à l’autre, basé sur un système ouvert.
Mission première : redresser les titres du groupe Challenges
Cet ensemble pèsera 50 millions d’€ en 2018. Le nouveau directeur général, Philippe Menat – vieux routier de L’Obs où il a régi les abonnements, la politique commerciale, le développement, nommé DG de Sophia Publications en août dernier, devra redresser l’ensemble encore déficitaire en 2017. Le 14 décembre dernier Claude Perdriel revenait sur la proposition de Renault : « début septembre 2017, il nous a proposé un projet révolutionnaire : mettre nos contenus à la disposition de tous les possesseurs de voiture Renault » qui deviendraient ainsi des kiosques de presse d’un nouveau genre.
Claude Perdriel cherchait comment renflouer la société des Éditions Croque-Futur, éditrice de Challenges, qui a accumulé les pertes : 2,26 millions en 2014, 2,21 millions en 2015, 3,6 millions d’€ en 2016, selon Capital (pour 22 millions d’euros de chiffre d’affaires), encore 3 millions en 2017… ça ne pouvait continuer ainsi longtemps. À l’échelle des 8 milliards d’euros d’investissements annuels de Renault-Nissan, le rachat de 40% de Challenges est une goutte d’eau, même si le redressement prend un certain temps.
Cependant, le modèle économique choisi, très novateur, reste fragile. Et l’adhésion au projet des conducteurs des futures voitures Renault autonomes dépendra de la qualité de la production journalistique, donc certainement du degré d’indépendance du Groupe Challenges. Y compris par rapport aux produits du groupe Renault-Nissan. Pour l’heure, la charte de Challenges précise toujours : « le ou les actionnaires s’interdisent d’intervenir d’une quelconque manière sur le travail des journalistes, au cours des enquêtes comme dans leurs écrits ». Il est sûr en revanche que les médias auront leur place dans la voiture autonome. Mais elle sera probablement assez éloignée de leur vocation première.