Nous reprenons dans son intégralité un papier non signé paru sur le site Medium, revenant en détail sur l’affaire de la Ligue du LOL, une souris accouchant d’une montagne. Lécher, lâcher, lyncher, telle est une des lois non écrites du monde médiatique. On pourrait ajouter « Lyncher pour évincer et prendre la place sur la couche encore chaude ». Nous publions en regard le portrait de Marie Kirschen, nouvelle rédactrice en chef web des Inrocks, qui illustre parfaitement cette politique des « minorités », raciales ou sexuelles.
Ligue du LOL : la fabrique des 30 salauds
Il y a quatre mois éclatait l’affaire de la Ligue du LOL. Le démantèlement d’un supposé réseau de harceleurs caché au sein de la presse progressiste parisienne a provoqué le licenciement d’une douzaine de personnes, sans qu’il soit établi s’ils étaient coupables ou non. Qu’importe, le tribunal Twitter avait décidé qu’ils l’étaient.
Avec quelques mois de recul, je reste sous le choc de la violence de cette affaire et du traitement médiatique indigne. Journaliste dans une rédaction parisienne, j’étais présent sur le Twitter de 2010, où ont été commis les harcèlements rapportés. Sans être leur ami, je connais quelques unes des personnes mises en cause. Afin d’éviter de me retrouver moi aussi sous le feu des insultes sur Twitter, ce texte est publié en anonyme.
Je suis stupéfait de l’écart entre les discussions en privé dans les rédactions ( les gens qui étaient sur Twitter à cette période sont très partagés sur l’affaire ) et les discussions publiques sur les réseaux sociaux ( un procès sans aucune nuance contre la Ligue du LOL ). Plusieurs collègues sont frappés par le traitement médiatique de cette histoire. Ils préfèrent néanmoins ne pas l’ouvrir sur le sujet pour ne pas être considéré comme des “complices de harceleurs” ou des “responsables du silence des victimes”.
Il n’est pas question de nier la souffrance, bien réelle, des victimes mais d’interroger le traitement journalistique de cette affaire et la panique morale qu’elle a généré. Les noms des protagonistes sont en partie anonymisés, pour ne pas gâter encore leur référencement.
1. Un storytelling fallacieux qui a tout emporté
L’emballement autour de cette affaire s’explique par une erreur de base, qui a transformé un fait divers de Twitter en une affaire d’état reprise jusque dans le New York Times et la BBC. La Ligue du LOL a été présentée d’emblée comme un groupe de journalistes harcelant d’autres journalistes femmes et issues des minorités, comme un “boy’s club” régnant par la terreur dans la presse pour obtenir des postes. L‘histoire est vendeuse, une chronique stupéfiante sur le sexisme dans le milieu progressiste et toute la presse va embrayer dessus.
Au juste, qui sont les journalistes femmes visées par la Ligue du LOL ? Dans les témoignages publiées sur Twitter ou dans les médias, on découvre plusieurs journalistes victimes. Or, au moment des faits dénoncés, la grande majorité n’était pas journaliste ce qu’aucun média ne précise. Lucille B. , Nora B. , Mélanie W. , Florence P. et Thomas M. ne sont pas encore journalistes et ne représentent certainement pas une menace pour les journalistes de la Ligue du LOL, qui sont pour la plupart en contrat dans des rédactions.
Les seules journalistes visées au début des années 2010 sont Iris G. et Léa L. Dans un témoignage pour Slate, cette dernière atteste que les raids de la Ligue du LOL “ont joué contre l’obtention de son CDI” à Libération en 2014. L’accusation est grave et mérite d’être vérifiée, ce qu’aucun média n’a fait. D’après Alex H. qui s’est exprimé sur Medium, “cette justification a posteriori a fait tousser bien des anciens collègues dans la rédaction de Libé, en particulier au service édition ” ( doit-on y lire une référence à un épisode non lié à la Ligue du LOL qui avait scandalisé la twittosphère en 2013 ? )
Les rédactions ont publié plusieurs analyses de militantes féministes, basées sur des présomptions et non sur des faits établis. Le site de LCI écrit : “Dans le cas de la “Ligue du LOL”, il est évident pour cette militante féministe que ce groupe a aidé, de près ou de loin, la carrière de leurs membres masculins, au détriment de celle des victimes. Très concrètement, plusieurs anciens membres sont aujourd’hui rédacteurs en chef ou occupent des postes confortables en CDI. A l’inverse, les journalistes féministes visées à l’époque sont restées longtemps pigistes ( c’est-à-dire payées à l’article ). Certaines occupent encore ce statut aujourd’hui, d’autres ont choisi de se reconvertir. ”
On aimerait savoir précisément en quoi un groupe Facebook privé a pu permettre à des journalistes de devenir rédacteur en chef. On aimerait aussi savoir qui sont les journalistes féministes visées à l’époque, qui sont aujourd’hui à la pige ou se sont reconverties. Les preuves comptent peu dans cette affaire car comme le dit la militante à LCI “Il est évident que”. Avec des “Il est évident que”, on fait à coup sûr d’excellents articles.
Tous ceux qui étaient sur Twitter au début des années 2010 savent que la Ligue du LOL paye surtout pour les dérapages personnels de trois ou quatre membres du groupe, dont aucun n’est journaliste. Seulement ils ne sont pas aussi médiatiques que les têtes de gondoles journalistes qui ont capté toute l’attention. Quant à la dizaine de femmes qui ont fait partie de la ligue du LOL, on aimerait savoir ce qu’elles pensent de tout ça. Personne ne fait cas de l’existence de celles qui ne pouvaient être que des traîtres à leur cause. Dix femmes : pour un boys club il y avait une étonnante tolérance à l’entrée.
Plusieurs observateurs de l’époque témoignent que les membres de la Ligue du LOL se moquaient davantage d’hommes blancs que de militantes féministes ou de personnes racisées. C’est aussi le souvenir que j’en ai. Il y avait particulièrement des moqueries contre les gourous du web 2. 0 et contre les premiers posts sponsorisés des blogueurs, grande nouveauté à cette époque. Nicolas V. , blogueur alors très connu, a expliqué la période : “Il y avait à l’époque un débat entre passionnés et pionniers de la tech, qui se moquaient des marketers et de bloggers comme @chrisreporter, @Korben, Grégory Pouy, Loic Le Meur. Et contre des influenceurs qui monnayaient leur célébrité, comme Deedee. ”
C’est ce dont témoigne également Samuel L. , journaliste au Monde: “Twitter faisait coexister des journalistes et divers autres métiers, notamment ceux du web, alors en pleine structuration. On est alors à l’apothéose du « web 2. 0. », un concept qui tient beaucoup du marketing, et quelque blogueurs et consultants veulent s’emparer eux aussi de ce nouveau médium qu’est Twitter, imaginant divers usages et « styles », provoquant parfois des moqueries. ”
Si l’on se penche sur les faits, il ne reste pas grand chose du storytelling “un groupe de journalistes hommes a harcelé d’autres journalistes femmes et issues des minorités pour prendre le pouvoir”. Une lecture plus juste de l’affaire serait la suivante : une bande de petits cons se moquaient de tout le monde ou presque sur le Twitter de l’époque. Au milieu de ces ricanements répétés, on trouve des propos sexistes, homophobes ou racistes mais le harcèlement sexiste n’était pas le but premier de l’affaire. Ce groupe Facebook n’a pas été créé pour “harceler des féministes”, c’est une lecture erronée et militante de l’affaire qui l’a fait passer pour cela.
2. La Ligue du LOL, un coupable idéal, comptable de tous les abus de l’Internet de l’époque
Les médias ont évité d’écrire que des membres précis de la Ligue du LOL avaient harcelé tel ou tel internaute. C’est toujours le groupe Facebook “La Ligue du LOL” qui s’est rendu coupable de harcèlement. Une manière habile de ne pas risquer la diffamation et une manière paresseuse de torcher une enquête. La Ligue du LOL n’existe pas en tant qu’entité, personne ne la défend, personne ne s’en revendique. Il n’y aucun avocat qui défend la ligue du LOL et répond point par point aux attaques, parfois délirantes. Cela pose un vrai problème dans le travail journalistique : une victime accuse la Ligue du LOL ( sans doute à raison ) mais il n’y aucune manière de contester ces faits si elle n’accuse pas une personne précise. C’est ainsi qu’on a fabriqué un coupable idéal, comptable de tous les abus de l’Internet de l’époque. Un coupable qui a l’avantage de ne pas pouvoir se défendre et de ne jamais attaquer en diffamation.
Dans les témoignages des victimes ( dont il n’est pas question de douter de la sincérité ), on perçoit souvent que “la Ligue du LOL” représente tout le Twitter de l’époque qui s’est acharné contre elles. La Ligue du LOL est devenu une clé explicative de toutes les vagues de haine sur Twitter. Prenons l’exemple de la blogueuse beauté Capucine P. ( aussi appelée Babillages ), qui a effectivement pris très très cher en 2010/2012. Il y a lieu de s’interroger : la Ligue du LOL est-elle vraiment la seule responsable de cette vague de moqueries, pour ne pas dire de haine contre elle ? Sur cet exemple, tout le monde devrait faire son examen de conscience.
Quelques procureurs anti-Ligue du LOL ne se privaient pas de se moquer de Babillages quand toute la meute s’acharnait sur elle. Une des victimes de la Ligue du LOL avait elle-même reçu une mise en demeure de Capucine P. pour des propos “peu flatteurs” tenus sur son blog. Le clash entre les deux était alors notoire. Dans cette matière instable qu’était Twitter à ses débuts, il était difficile de discerner les gentils des méchants. Tout le monde tirait sur tout le monde, et c’était très violent.
Dans les médias, de nombreux contenus ont été présentés comme étant de la Ligue du LOL, alors qu’ils n’avaient rien à voir avec les membres du groupe. Le compte @Languedeuxpute a démenti être un membre de la Ligue mais ses captures d’écran avaient déjà essaimées dans tous les médias. Dans Touche pas à mon poste, la Ligue du LOL a été présentée manifestement à tort comme l’auteur de plusieurs tweets injurieux contre l’influenceuse Kenza S. . Personne n’ira le démentir. Personne n’attaquera en diffamation. La Ligue du LOL a bon dos.
3. La liste Pastebin et la culpabilité par association
Au moment où Checknews sort son article sur la Ligue du LOL, Twitter entre en fusion et se lance dans une terrifiante chasse aux sorcières. Les twittos réclament une liste des membres de la Ligue du LOL afin de pouvoir les unfollow ou les bloquer. Une liste Pastebin commence à circuler massivement, posté par un compte anonyme créé à cet effet.
Personne ne sait qui a constitué cette liste et sur quels critères et sur la base de quelles preuves. Personne ne sait pourquoi il manque des noms, pourquoi d’autres y ont été ajoutés. Le plus effrayant est que certains médias ont repris ce Pastebin dans leur article. Effrayant également de constater qu’aucun journaliste ne s’est interrogé sur cette pratique de délation anonyme, tout est apparu le plus normal du monde. La fin justifie les moyens, les “salauds” doivent payer.
La publication de cette liste a eu des conséquences concrètes sur les personnes nommées. Sur la seule foi de cette liste, certaines personnes ont perdu leur travail. L’exemple le plus emblématique est celui de Guillaume L. , dont le nom n’apparaît nulle part d’autre que sur cette liste anonyme, et qui a perdu son travail de rédacteur en chef à Usbek & Rica pour cette seule raison. “La liste de “membres présumés” partagée anonymement sur le site Pastebin a contribué à aplanir les responsabilités, a expliqué Olivier T. à Médiapart, laissant croire qu’un groupe Facebook était une société secrète à l’intérieur de laquelle chacun est comptable des actions de tous les autres”.
Premièrement rien ne prouve que les membres de cette liste ont vraiment été dans la Ligue du LOL. En second lieu, avoir été membre de ce groupe ne signifie pas que l’on s’est rendu coupable de harcèlement. C’est de la culpabilité par association. En quoi appartenir à un groupe Facebook dont certains membres ont dérapé sur un autre réseau ( Twitter ) fait-il d’une personne un harceleur ?Il existe un principe de droit que tout le monde semble avoir oublié : “Nul n’est responsable que de son propre fait”. Prenez 30 personnes, désignez les comme des salauds, enquêtez sur toutes leurs publications sur Internet pendant dix ans et faites rejaillir chacun des tweets condamnables des uns sur les autres et vous obtiendrez la démonstration de votre hypothèse : oui, ce sont bien des salauds.
Le milieu journalistique parisien a été tellement sonné par cette affaire qu’il en a oublié de réfléchir et de se demander si on ne marchait pas sur la tête. Au total, seul Wikipedia a fait bien le travail, en écrivant au-dessus d’une liste de membres de la LDL: “Leur présence ci-dessous ne préjuge en rien d’une quelconque culpabilité”. On aurait aimé que les médias aient tant de prévenance.
Certaines personnes non membres de la Ligue du LOL ont été harcelées sur Twitter, pour leurs liens personnels supposés avec ce groupe. “Go la déchirer”, a tranché le juge Twitter.
Cette culpabilité par association a aussi touché plusieurs twittos qui ont supprimé des tweets après la révélation de l’affaire. Considérant l’ambiance maccarthyste sur le réseau, on peut les comprendre.
4. La présomption de culpabilité : si les preuves manquent, c’est la preuve qu’ils les ont supprimé
L’article qui révèle l’affaire dans Libération a donné le ton du grand n’importe quoi journalistique qui allait suivre. “La Ligue du LOL a‑t-elle vraiment existé et harcelé des féministes sur les réseaux sociaux ?” interroge Checknews.
Oui, la Ligue du LOL existe, révèle le journal ( incroyable révélation que l’existence d’un groupe privé sur Facebook ), par contre concernant le harcèlement on pense que oui mais bon on ne sait pas trop, allez hop Coco, ça part à l’imprimerie. “Des membres de la Ligue du LOL ont-ils harcelé, sur Twitter, des militantes féministes ?Toutes les victimes interrogées, une dizaine, le reconnaissent : près de dix ans plus tard, les preuves manquent”, écrit sans peur du ridicule Libé.
Cette règle est apprise lors du premier cours du premier jour d’école de journalisme : si on n’a pas les preuves de ce que l’on avance, on ne publie pas un article. A fortiori si l’on accuse des personnes d’avoir commis un délit, ce qui relève de la diffamation. En 2016, Slate. fr avait débuté une enquête sur le sujet, qui faute de preuves, n’avait jamais été publiée. Il n’y a que dans Checknews qu’un tel article pouvait être publié grâce à l’entourloupe de la question en deux parties : Checknews répond “oui” à la première question et “oui peut-être mais on ne sait pas trop” à la deuxième. Non, il n’y a pas diffamation, on ne fait que répondre à la question fort légitime d’un internaute inquiet.
Checknews a donné le ton et la presse a traité l’affaire de la Ligue du LOL avec une constante présomption de culpabilité : si les preuves manquent, c’est bien la preuve qu’ils les ont supprimé. Les médias ont pu se lâcher : la Ligue du LOL qui n’existe pas en tant que personne morale n’allait jamais porter plainte pour propos diffamatoires. C’était parti pour un grand n’importe quoi, dans lequel on a vu Marc Weitzmann de France Culture parler de “fascisme” au sujet de la Ligue du LOL, ou l’émission Les pieds sur terre, toujours sur France Culture, comparer les membres de la Ligue au terroriste de Christchurch.
5. Des articles uniquement à charge, aucune tentative de remettre du contexte
Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut prouver qu’un twitto de 2010 est sexiste, homophobe ou raciste trouvera toujours une blague douteuse dans les archives Twitter. C’est ainsi qu’ont été menées les enquêtes sur la Ligue du LOL en cherchant dans leurs comptes Twitter des preuves qu’ils étaient bien sexistes ou homophobes, et ainsi trouver les preuves caractérisant le harcèlement. Les médias ont tous enquêté à charge, cherchant avec de nombreuses captures d’écran hors contexte à nous prouver que la bande des 30 étaient bien les pires ordures possibles que décrivaient les threads Twitter. Personne n’a jugé bon de contre-enquêter en leur laissant ne serait-ce que le bénéfice du doute.
Alex H. a montré dans un article comment Tétu a transformé une blague anodine sur Benjamin L. en une campagne de haine homophobe. Avec des détails qui font frémir:“Ce papier est une honte absolue. Je ne l’affirme pas uniquement parce qu’il est truffé d’erreurs et a clairement influencé mon licenciement, mais surtout parce qu’il a directement valu à une ex-collègue de Libé un séjour à l’hôpital psychiatrique sur fond de crise suicidaire. ” Ça vous ferait quel effet si dix ans plus tard, on annonçait dans la presse que vous êtes homophobe pour une blague sortie de son contexte ?
Si de nombreux twittos non membres de la Ligue du LOL ont supprimé des dizaines et dizaines de tweets suite à la révélation de l’affaire, c’est la preuve que les blagues de l’époque ne passent plus aujourd’hui. Tant mieux si la société a perdu sa tolérance vis-à-vis des vannes oppressives sur les minorités. Il ne faudrait cependant pas occulter ce fait au moment de faire le procès des membres de la Ligue du LOL. Il est injuste de regarder les tweets de 2010 avec nos yeux woke de 2019. Surtout sans aucun contexte.
En 2010, lors de la cérémonie des Craypions d’or, remis aux pires sites du Web, tout le monde sourit dans la salle quand Pascal Cardonna reçoit avec humour le prix ironique du “meilleur blog”. Aujourd’hui, Pascal Cardonna est présenté pour les mêmes raisons comme une victime de la Ligue du LOL. Voici comment décrit alors 20 Minutes ce qui est considéré aujourd’hui comme un harcèlement.
Dans Télérama, les Craypions d’or d’Henry M. et Alexandre H. sont présentés comme “jamais méchants, toujours bienveillants”. Personne ne parle alors de harcèlement, c’est le culte du lol qui règne.
À cette période, la valeur centrale d’Internet est la liberté d’expression. Les journalistes web sont fascinés par 4chan et ses dérapages jugés tellement géniaux. Le jeu est de toujours repousser les limites du bon goût. Quiconque voudrait censurer ces contenus se voyait reprocher une atteinte à l’intouchable liberté d’expression. La figure du troll envisagée comme un hacker médiatique était célébrée dans les médias, à l’exemple de cette longue interview d’un troll anonyme ( en fait David D. ) pour une émission de France 5. La “culture LOL” est célébrée par la sociologue Monique Dagnaud comme un avatar numérique de mai 68, propre à réveiller par sa critique sociale toute une génération.
Le thème du cyberharcèlement apparaît dans le débat public en 2014 avec le scandale du Gamergate, qui pour la première fois met en lumière le harcèlement contre des femmes journalistes. Je formulerais l’hypothèse que les harcèlements sur Twitter se sont calmés à cette période parce que leurs auteurs ont pris conscience des dommages que cela pouvait causer. Que derrière les memes et les blagues ironiques, il y avait des personnes qui souffraient.
6. Tous les contenus révélés par les enquêtes journalistiques étaient publics
Quelque chose cloche dans cette affaire de la Ligue du LOL : les médias qui ont enquêté n’ont révélé aucun des contenus privés du groupe Facebook. Toutes les “preuves” de harcèlement sont des contenus publics, sur des comptes suivis par des milliers de personnes. On n’a fait que relire des vieux tweets avec nos lunettes du présent.
Les twittos présents en 2010/2014 ne peuvent pas dire qu’ils n’avaient pas vu. À ce que je sache, il existait au début des années 2010 une presse Internet qui aurait pu dénoncer ce scandale qui se déroulait sous ses yeux. Or, personne n’a rien dit. Je fais l’hypothèse que c’est parce qu’on n’étions pas en mesure de le voir. On rigolait avec la meute et on ne faisait pas attention aux conséquences. Le cyberharcèlement n’était pas un sujet à l’époque, il n’était pas envisagé dans notre univers mental.
Le cas d’Alexandre H. de Libération laisse perplexe. Tout ce qui lui a été reproché sont des tweets publiés sur son compte personnel en pleine transparence. En 2010, il est un des twittos les plus connus de France, suivi par des milliers de personnes, dont nombre de journalistes. Neuf ans plus tard, on vient lui reprocher des tweets dont tout le monde dans sa rédaction était nécessairement déjà au courant. On peut trouver son humour merdique mais il est aberrant de le licencier aujourd’hui pour cela.
Virer Alexandre H. et laisser l’impayable Luc Le Vaillant publier un énième article sexiste ne manque pas d’interroger sur le deux poids deux mesures à Libération. Et sur l’hypocrisie dans la presse parisienne au sujet de la Ligue du LOL.
7. Les membres de la Ligue du LOL n’ont pas été virés pour leurs fautes, mais pour le procès qui leur a été fait
Ce n’est pas le moins inquiétant dans cette affaire. Les membres de la Ligue du LOL n’ont pas été virés pas pour des fautes commises sur leur lieu de travail ou dans le cadre de leurs activités professionnelles mais vraisemblablement pour atteinte à l’image de leur entreprise. Pour résumer, ils ont été cloués au pilori sur Twitter et cela a suffit à les licencier, sans prise en compte de leur culpabilité réelle.
Leurs employeurs sont aussi des victimes de cette affaire. Face à la violence des réactions sur Twitter, il devenait impossible de ne pas les licencier, sauf à ce que l’employeur se retrouve lui-même sous le feu de la colère populaire et du name and shame. Sans faute commise dans le cadre de leur contrat de travail, les employeurs peuvent utiliser cette astuce pour les virer à peu de frais : avancer que la sortie de l’affaire de la Ligue du LOL porte atteinte à l’image de leur entreprise.
“Juridiquement, c’est délicat, estime Maï Le Prat, avocate en droit du travail. Si l’employeur conclut que ces faits relèvent de la vie privée et ne peuvent être sanctionnés, il peut néanmoins considérer que le comportement du salarié a causé un “trouble objectif caractérisé” au sein de l’entreprise. Et le licencier pour ce motif. Là encore, il faut que ce soit bien étayé. Il faudrait, par exemple, qu’un nombre substantiel de lecteurs de Libération menacent de résilier leur abonnement ou que des annonceurs importants menacent de se retirer. ”
Cela devient facile de faire virer quelqu’un : il suffit de monter une campagne sur Twitter. L’entreprise effrayée par le bad buzz ne peut que céder à la pression populaire et ses avocats de lui conseiller d’utiliser cet argument juridique : nous ne pouvons plus travailler avec cette personne car la campagne contre elle sur les réseaux atteint notre image. Une inquiétante logique se met en place : est coupable celui qui est désigné coupable sur Twitter. Quelle sentence pénale dans le droit français interdit-elle de travailler ? C’est pourtant ce que réclame le tribunal auto-proclamé de Twitter qui a imposé le licenciement des membres de la Ligue du LOL et qui va assurément condamner toute reprise de travail d’un de ses membres. Au nom de quoi ne peut on plus entendre les podcasts géniaux d’Henry M. ou de Sylvain P. , dont le seul tort est semble-t-il d’avoir appartenu à un groupe Facebook.
8. Aucun média ne s’est posé la question : qu’est-ce que le harcèlement ?
Qu’est-ce qu’est le cyberharcèlement dont on accuse la Ligue du LOL ? 5 tweets moqueurs ? 10 tweets moqueurs ? 20 tweets moqueurs ? Sur quelle période de temps ? À qui cela s’applique : à tout le monde ou seulement aux anonymes ? À partir de quel niveau de notoriété ce n’est plus du harcèlement ? Si je fais 20 tweets pour dire qu’Agnès Buzyn est une grosse merde, suis-je un harceleur ? Et si je poste 100 messages pour dire que Norman fait des vidéos est un usurpateur, suis-je passible de deux ans de prison ? Cette question ne semble intéresser personne. C’est pourtant en y répondant que l’on peut déterminer si les membres de la ligue du LOL ont harcelé ou non.
D’après Le Monde, Vincent G. s’est rendu coupable de harcèlement sur Capucine P. pour avoir publié 12 tweets sur une échelle de temps de deux ans concernant la blogueuse beauté. Sur ces 12 tweets, 10 sont des réponses à Capucine P. dans le cadre, on le suppose,d’une conversation entre les deux twittos ( elle a depuis supprimé son compte ). Comment peut-on parler de harcèlement dans ce cas précis ? On nage en plein délire. Des clashs entre deux personnes deviennent dix ans plus tard des harcèlements, une fois que les tweets de la victime présumée ont été supprimés.
Les victimes de la ligue du LOL n’étaient souvent pas des personnes lambda mais des personnalités des réseaux, à l’image de Capucine P. . La notoriété a toujours un effet délétère, augmenté par les réseaux sociaux : on risque de recevoir une avoinée à la moindre erreur ou faute de goût. On appelle cela s’exposer et personne ne veut renoncer à son droit de critiquer les personnalités publiques. Ceci n’excuse pas, c’est entendu, les remarques sexistes ou racistes.
Plus l’affaire se dégonfle et plus on se rend compte que les cas de harcèlement rapportés étaient souvent des blagues lancées par certains des membres de la Ligue du LOL sur Twitter, blagues devenues virales créant un effet de meute non pas au sein du groupe Facebook mais sur Twitter. À ce titre, il faut écouter le témoignage lunaire sur France Culture d’un malheureux internaute qui a fait des blagues sur Daria M. et s’en repent aujourd’hui, expliquant qu’il était alors sous l’influence des 30 salauds. C’est un fait bien connu : à cette époque, aucun twitto ne pouvait agir seul, mais uniquement sous l’influence des membres de la Ligue du LOL.
Avant la loi Schiappa de 2018 qui institue le harcèlement de groupe, un harcèlement ne pouvait s’envisager dans la loi que d’une personne sur une autre personne. A ce titre, la presse n’a pas prouvé d’exemple constitué de harcèlement d’une personne de la Ligue du LOL sur une autre. Le délit de harcèlement de groupe, qui n’existe que depuis 2018, et qui ne peut de la sorte pas s’appliquer pour les faits relatés au sujet de la Ligue du LOL, n’a pas non plus été prouvé par les enquêtes de la presse. En l’absence de captures d’écran de ce groupe Facebook que personne n’a vu mais que tout le monde semble connaître sur le bout des doigts, il est difficile de prouver le caractère organisé de ces “campagnes de harcèlement”. Peut-être l’étaient elles mais il faudrait des preuves et pas juste des soupçons.
Si cela était avéré, une question de fond serait posée. L’article 2 du code civil dispose que “La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif”. Dit autrement, on ne peut être condamné pour un fait devenu illégal par la suite. Dans l’affaire de la Ligue du LOL, tout se passe comme si le tribunal populaire Twitter devait régler les failles de la loi et condamner dix ans plus tard des personnes pour un délit qui n’existait alors pas. Une question éthique est posée : qui est aujourd’hui le garant du respect de la loi ? Les juges du siège ou @Denis45678 et sa tête d’oeuf sur Twitter ?
9. Les harceleurs présumés ont été harcelés et tout le monde a trouvé ça normal
Les membres de la Ligue du LOL ont subi insultes, menaces de mort, menaces physiques sur Twitter, en public ou en messages privés. Les réponses sous leurs excuses Twitter sont d’une violence rare. C’est le retour de karma, a‑t-on entendu dire de nombreuses fois. Ils l’ont bien cherché ces salauds. S’il est tentant de penser de cette manière, ce n’est ni plus ni moins que le retour d’une inquiétante justice moyen-âgeuse.
On aurait aimé que la presse évoque cette chasse à l’homme sur les réseaux et appelle, à l’image de Jean-Marc M. , à “mettre un terme à cette forme de « cyber » loi du talion” : “Dénoncer le « (cyber)harcèlement » est quelque chose de juste, et d’important. Que cela débouche sur une forme de « chasse aux sorcières » virant parfois au lynchage sur les réseaux sociaux est effarant, et effrayant”. Si notre justice n’est plus à même de rendre justice, qu’on l’assume une bonne fois pour toutes et qu’on nomme une milice numérique chargée de faire respecter la loi par ses propres moyens.
Le Monde a publié il y a peu un article exposant cette cyber loi du talion : le “vigilantisme numérique”, ou cette façon de rendre justice soi-même sur les réseaux sociaux. Sans parler de l’affaire de la Ligue du LOL, le journal pointe les risques de ces expéditions vengeresses : “L’absence de proportionnalité de la peine est elle aussi mise en cause, tout comme l’impossibilité de se racheter, la difficulté du droit à l’oubli, les erreurs sur la personne, le harcèlement et les passages à l’acte…”
10. Twitter aujourd’hui est-il meilleur sans la bande des 30 salauds ?
Jusqu’au jour où l’affaire de la Ligue du LOL a été révélée, on entendait souvent dans les conversations : “Twitter, c’était quand même mieux avant”. Mieux avant que ce réseau social ne devienne une longue série d’indignations et d’invectives. Après les révélations sur la Ligue du LOL, plus personne n’ose dire cela. Il est de bon ton de dire que le Twitter de 2010 était un cloaque, lieu propice au harcèlement, dont on est par miracle sorti.
En décrivant un groupe qui aurait causé tous les malheurs de l’internet pendant des années on évite de se poser les bonnes questions. Les 30 “salauds” sont hors service et aujourd’hui on respire mieux sur l’internet… Qu’il soit permis de douter que Twitter soit devenu un monde meilleur, purgé des membres de la Ligue du LOL. Le harcèlement continue quotidiennement dans une relative indifférence. La violence du combat politique a remplacé les ricanements pernicieux des loleurs mais l’effet est le même. Pour ne pas dire pire. Comme en témoigne la violence des commentaires sous le moindre tweet au sujet de la coupe du monde féminine. En 2010, il y avait 10 tweets moqueurs ou haineux s’acharnant sur une personne. Aujourd’hui, il y en a 100 ou 1000. Pour dénoncer le harcèlement sur Twitter, on va déterrer une affaire vieille de 10 ans dont les tweets ont disparus alors que l’on a sous nos yeux dix fois pire.