Samuel Laurent, journaliste au Monde, est le co-fondateur des Décodeurs et du Decodex. Nous n’avons pas toujours été tendres avec lui ; eh bien son livre est excellent, passionnant, très informé, même si – les mauvaises habitudes sont les plus tenaces à perdre – le prisme libéral-libertaire reste parfois prégnant.
Une expérience traumatisante
Après une école de journalisme à Grenoble, un emploi de pigiste puis de titulaire au Figaro.fr, Samuel Laurent s’inscrit sur Twitter en 2008 juste avant de rejoindre Le Monde début 2010. Onze ans plus tard, après avoir frôlé le burn-out, il n’utilise Twitter que comme source d’information mais plus comme vecteur d’échanges et de commentaires, sinon ponctuellement. Que s’est-il passé ?
« Utilisateur enthousiaste jusqu’à l’addiction », enseignant l’usage de l’oiseau bleu aux étudiants en journalisme, il « a été un petit justicier du réseau », puis en a été la victime. De la rencontre à la rupture douloureuse.
Injures, menaces de mort et plus si affinités
L’univers que décrit Samuel Laurent est effrayant, les attaques ad hominem, les insultes, les menaces. Depuis Nicole, la soixantaine dynamique qui lui souhaite qu’un décervelé s’attaque à ses enfants, jusqu’à Franck qui veut le « pendre et noyer ses gamins ». En passant par un militant LREM qui le traite de « petit con merdeux ». Pourquoi tant de haine tout à fait condamnable ? Sans doute la conséquence du diptyque « indignation/notoriété », justement identifié par l’auteur. Lui-même protagoniste, il a conquis sa notoriété en publiant cent-vingt mille tweets en douze ans et près de 50 par jour dans la seule année 2013, un processus donnant une apparence (mais pas seulement) de « superpouvoir » et « l’illusion facile de l’exhaustivité ». Revers de la médaille, comme quand on agite une bouteille, la lie remonte.
Tyrannie du jugement moral
Dans un excellent chapitre au titre éponyme, l’auteur analyse l’évolution de Twitter d’outil d’information parfois rigolard vers une collection de travers moralisateurs, sous forme d’injonctions. Le citoyen consommateur utilise l’indignation performative pour donner l’impression d’être dans le bon camp. Un modèle utilisé fréquemment dans les médias du monde libéral libertaire, comme hélas également ailleurs. S’indigner, c’est exercer un droit autoproclamé à montrer sa supériorité morale et informationnelle, sous couvert de narcissisme. Samuel Laurent a raison de parler de « tyrannie morale ».
Parmi les dérives, l’auteur cite la lamentable affaire de la Ligue du LOL dont nous avons souvent parlé. Un pétard mouillé qui a coûté leur place et parfois leur santé à des journalistes à la mentalité d’adolescents amateurs de mauvaises blagues, transformés par les #MeeToo en monstres quasi cannibales et tortionnaires. Il critique à demi le mouvement de cancel culture qui a entraîné le départ de la journaliste Bari Weiss du New York Times ou lorsque la chaine HBO annonce vouloir retirer du catalogue Autant en emporte le vent de Victor Fleming pour « racisme ». Le film sera finalement maintenu mais avec une mention moralisatrice. Il y a bien d’autres exemples de la cancel culture américaine, pouvons-nous ajouter.
Endorphines et éditorialisme
Twitter c’est comme une « décharge d’endorphines » et quitter l’oiseau bleu c’est « comme arrêter de fumer ». Le réseau devient toxique et « transforme les journalistes en éditorialistes et en commentateurs ». Bien vu. Passons sur quelques erreurs mineures comme attribuer la naissance de l’Ojim à un autre (Claude Chollet fait la grimace) ou l’Observatoire du journalisme dépeint comme « sous des dehors tout-à-fait sérieux », ce qui sous-entend que le contenu est fantaisiste. Passons aussi sur « la théorie du genre n’existe pas », éclats de rires dans la salle garantis.
Bon constat de l’échec du Decodex, « une tentative ratée ». Dommage de ne pas indiquer (oubli ?) que l’outil a été financé par Google. Dommage de ne pas indiquer les censures de Jack Dorsey (le fondateur de Twitter) aux États-Unis, rien sur les liens du tentaculaire IFCN (International Fact Checking Network) et les financements de George Soros. Mais d’utiles réflexions sur la remise en cause du journalisme, au moment où « Twitter a remplacé le fil AFP ». À la question ultime : « Twitter peut-il / va-t-il / a‑t-il déjà tué la démocratie ? Samuel Laurent ne répond pas, nous non plus, mais le danger est là, on ne peut que remercier un ancien aficionado repenti de nous mettre en garde. Un livre à méditer.
Samuel Laurent, J’ai vu naître le monstre, Twitter va-t-il tuer la #démocratie ? Les arènes éd, 2021, 234p, 19 €