Les machines parlantes ? Ce sont les enceintes connectées, les Écho, Google Home, Homepod dont nous vous parlions déjà en novembre 2019. Serge Tisseron, psychiatre et membre de l’Académie des technologies, nous met en garde contre leur sujétion dans un livre remarquable et inquiétant.
De l’image à la voix quasi humaine
Assistants virtuels, robots de compagnie, automobiles, chatbots aujourd’hui, demain réfrigérateurs « il n’y a plus de beurre », aspirateurs « le sac est plein » nous parlent ou nous parleront. Et ce dans une atmosphère de pseudo-intimité et de pseudo-émotion.
En devenant capables de parler à la place d’un humain, les machines inaugurent un nouveau type de relation, elles nous engagent à croire qu’elles ont une personnalité. Les machines « emphatiques » sont capables de mimer des émotions humaines en fonction de l’état de l’interlocuteur humain. Rendant gratuitement des services (utiles), elles proposeront d’autres services (moins utiles) à l’utilisateur, payants bien entendu.
Compagnon digital
Le compagnon digital n’a pas seulement une voix, mais aussi une apparence (sous forme d’hologramme ou d’image animée). Il a une « histoire » des goûts « personnels » et même des vêtements « choisis ». Il crée un attachement durable, surtout avec une population ou très jeune ou très âgée. De même que le Nutella est un ersatz de chocolat, l’intelligence artificielle émotionnelle est un ersatz de relation. Et les deux sont addictifs.
Pourquoi souffrir d’une émotion non ou mal partagée avec un humain au lieu d’une émotion partagée avec une machine ? Le robot (ou le téléphone ou l’enceinte connectée) peut avoir de multiples rôles. Esclave (il me rappelle les anniversaires), complice (de vidéos inavouables), témoin (album de photos), partenaire de travail ou de jeu (exemples multiples), demain partenaire sentimental ou sexuel (virtuel s’entend).
Capitalisme affectif
Une économie se développe, celle du « care », du pouponnage, une économie de la confidence via la narration. Ce que préfère un humain ? Se raconter, et quel auditeur plus soumis, plus fidèle que votre enceinte qui s’adapte à votre personnalité au fur et à mesure que vous lui faites vos confidences ? Ou hors confidence d’ailleurs, une enceinte connectée allumée enregistre la totalité des sons qui l’entourent, conversations incluses. Amazon conserve ces données jusqu’à ce que l’utilisateur demande de les effacer, encore ce dernier point est-il douteux.
De plus en plus de données offertes gratis à Apple, Google, Amazon (d’autres viendront) qui peuvent encore mieux cerner vos besoins et vous offrir plus tard des services rémunérés. Mieux, des services proposés par un « ami » que vous pouvez appeler Émile ou Bernadette ou ce que vous voudrez et auquel vous attribuez une existence réelle. Une existence apparemment à votre service mais surtout à celui du capitalisme affectif. Les enfants et les adolescents seront les premiers papillons attirés par ces amis d’un nouveau genre, servant de prescripteurs pour leurs parents. Ces derniers devenus vieux garderont l’enceinte pour lui parler et pour qu’elle leur parle.
De la science-fiction ? Serge Tisseron annonce l’ère des machines parlantes pour 2025 dans les pays développés. Il préconise un certain nombre de mesures de sauvegarde : interdiction de la publicité mensongère présentant les machines comme des personnes, contrôle absolu de ce qui a été enregistré, droit à la voix comme il y a un droit à l’image etc. A la lecture de son essai roboratif, il n’est que temps.
Serge Tisseron, L’Emprise insidieuse des machines parlantes, plus jamais seul, Les Liens qui libérent, 2020, 203p, 17€.