Un peu d’information à caractère financier, pour changer un peu. Le short seller ou vendeur à découvert ou VADeur pour les intimes, agit très officiellement pour le « bien de la collectivité » en dénonçant sur les marchés financiers et en bourse les vilains petits canards qui trichent avec les chiffres et mettent en danger le « système ». Mais avec tant à gagner sur un pari, et donc tant à perdre aussi, comment croire que certains ne sont pas tentés de piper un peu les dés ?
Le mécanisme de la vente à découvert
La vente à découvert ou « short-selling », c’est un pari sur la baisse du cours de bourse d’un titre, pour des raisons diverses, parfois connues du seul « VADeur » (adepte de la VAD), analyste ou « fonds activiste » dont l’activité consiste précisément à se rémunérer en VAD sur la « dénonciation » des vulnérabilités, réelles ou supposées (et jusqu’ici ignorées des marchés) de l’entreprise ciblée.
Comme il serait absurde d’acheter des actions dans le but de leur faire perdre de la valeur, la VAD fonctionne en « leasing » : le VADeur loue à un fonds détenteur les titres qu’il veut « shorter », en échange d’une rémunération pour une durée déterminée. Pendant ce laps de temps, le VADeur va vendre les titres loués, puis attendre la baisse de cours qu’il prévoit avant de les racheter pour les rendre au fonds propriétaire. Le VADeur encaisse en rémunération la différence entre le prix de vente et le prix de rachat, moins la commission de location. Autant dire que le VADeur doit être sûr de son coup, car si le titre s’apprécie durant le laps de temps, il peut y laisser sa chemise. Les enjeux sont élevés, même pour des fonds qui brassent des centaines de millions d’euros.
Les vrais dossiers de fraude
Il ne faut pas nier une vertu aux vendeurs à découverts : sur des marchés financiers aux limites insondables, et où les autorités de régulations ont des moyens d’actions et d’investigations limités, l’appât du gain est une excellente motivation pour débusquer les fraudeurs et les escrocs.
Ce sont bien des fonds d’investissement, comme Scion Capital emmené par Michael Burry, qui ont ainsi débusqué le problème des Subprimes en 2007 et contribué au très brutal assainissement des marchés sur ce sujet ensuite. Mais au-delà des « cygnes noirs » susceptibles de dégénérer en crises systémiques, il y a aussi des entreprises qui, plus trivialement, maquillent leurs comptes, mentent ou trichent sur leurs résultats, le plus souvent au détriment des salariés et des petits actionnaires, voire d’investisseurs institutionnels. Wirecard, Carillion ou Steinhoff sont probablement les exemples les plus emblématiques de ces dernières années. Bien des entreprises sont passées entre les fourches caudines de fonds activistes, de eHealth, shortée par Muddy Waters en 2020, à Tesla cette année, titre sur lequel pas moins de 91 Hedge funds auraient pris des positions à découvert.
Valorisation d’informations confidentielles
Il y a une évidence partagée dans le short-selling : ce n’est pas de la philanthropie. Contrairement aux lanceurs d’alerte qui, dans bien des cas, agissent pour des raisons d’éthique, rien de tel en short-selling : quand un hedge fund (fonds d’investissement recherchant à court terme un fort rendement dans des actifs liquides) prend une position à découvert, c’est parce qu’il a des infos, obtenues parfois au prix fort, et qu’il compte bien valoriser.
L’ancien journaliste du Financial Times, Alphaville Jamie Powell ne parle pas d’autre chose lorsqu’il évoque les fameux « rapports de short-selling », constitués par les fonds d’investissements afin d’informer les marchés des raisons qui poussent tel ou tel fonds à « shorter » un titre. Mais Jamie Powell ajoute une donnée de contexte très intéressante dans sa description des mécanismes de VAD : « Peut-être, si ces fonds sont chanceux, bénéficieront-ils en plus d’une couverture médiatique ». Un sacré coup de pouce « fortuit », qui peut en réalité tout changer sur une opération de VAD : un seul article bien placé et un brin alarmiste peut sonner le tocsin sur une valeur, même si les accusations sont exagérées, peu précises, voire carrément fausses et diffamatoires.
Faire savoir ou… faire peur : les « zones grises »
Savoir ou supposer qu’un titre est surévalué, et devrait selon toute logique chuter en bourse à brève échéance, c’est bien. Le faire savoir, c’est mieux. En effet, les marchés ne se comportent pas toujours de façon rationnelle : « Le plus fou c’est quand vous mettez à jour une fraude et que Wall Street s’en moque. Cela arrive », se désole ainsi Andrew Left de Citron Research. C’est tout le dilemme des VADeurs : la tentation est grande de forcer un peu le destin, car, parfois, la meilleure des enquêtes et la plus sérieuse des analyses ne donnent pas les résultats escomptés.
Mais reste une limite à ne jamais franchir : la manipulation de cours. Or, s’il est ardu de faire monter artificiellement un cours, il est relativement aisé de déclencher une panique. A l’heure du trading haute fréquence et des algorithmes de gestion des ordres de ventes ou d’achat, le moindre frémissement de cours peut déclencher un emballement de la machine. Le même Andrew Left a ainsi été condamné à Hong-Kong pour présentation de « fausses informations » en 2019 en shortant le titre Evergrande. Moins de trois ans plus tard, on s’apercevra pourtant que cette entreprise ardemment défendue par la Chine a bien en réalité un montant de dettes colossal, au point de mettre en danger l’ensemble du secteur immobilier chinois. De fait, la limite est parfois floue entre ce qui relève de l’information ou de la manipulation, et peut dépendre en plus de la sensibilité politique du sujet.
Jeux troubles sur l’information financière
Mais dans tous les cas, il est tout sauf certain que les fonds concernés se fient à la seule chance ou au destin quand des centaines de millions de dollars ou d’euros sont en jeu. Et c’est là que peuvent entrer en scène une myriade d’acteurs, analystes et journalistes en premier lieu, aux sources d’informations troubles et aux liens d’intérêts pas forcément évidents.
On pourrait par exemple interroger le parcours de ce même Jamie Powell déjà évoqué, qui, après son passage au FT où il s’est fait remarquer par ses articles proVAD, est aujourd’hui analyste pour Lansdowne Partners. Or, le boursicoteur amateur notera que fin mai 2019, il écrivait un article sur Rallye/Casino, alors que Lansdowne Partners, en position de short sur le titre Rallye depuis un an, était précisément en train de vendre des titres Rallye depuis quelques semaines… Le bénéfice du doute demeure, mais la trajectoire reste suspecte. Dans d’autres cas, les autorités judiciaires européennes sont allées au-delà des doutes raisonnables.
Les flibustiers de la finance
En octobre 2018, Geoff Foster, journaliste sur le site internet du quotidien britannique Daily Mail, et Mail Online est condamné par l’AMF à une amende de 40 000 euros pour avoir divulgué des informations sur ses prochaines publications, très écoutées des milieux financiers, à certains de ses contacts, qui ont utilisé ces informations pour s’enrichir. C’est le principe du délit d’initié, le journaliste étant considéré comme détenteur d’informations privilégiées dans ce cas de figure.
Effet amplificateur
Mais les schémas sont bien souvent inverses : le journaliste ou l‘analyste est considéré comme un rouage essentiel de la mécanique informationnelle des VADeurs, qui attendent d’eux qu’ils relaient et amplifient les informations qu’ils ont pu obtenir par ailleurs. C’est ainsi que dans l’affaire Wirecard, indépendamment du fond de l’affaire, la BaFin, l’équivalent allemand de l’AMF a porté plainte contre deux journalistes du FT qu’elle soupçonnait d’avoir informé certains fonds de leurs découvertes avant parution de leurs articles. La question était en réalité probablement posée à l’envers : compte tenu de la précision et de la véracité (in fine) des informations relayées par les journalistes, il est nettement plus probable qu’ils aient été alimentés en informations par les VADeurs eux-mêmes.
Sur ce point, compte tenu de la protection des sources accordée aux journalistes, nous ne sommes pas prêts d’en savoir plus. Mais les régulateurs feraient bien de s’intéresser à la façon dont les fonds diffusent et transmettent leurs informations. Les relations troubles entre ceux qui détiennent une information qui vaut des millions et ceux qui ont le pouvoir de la diffuser largement est très certainement le sujet le plus litigieux du short-selling.
Arthur Devaux