Depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en Hongrie en 2010, plusieurs organes de l’Union européenne critiquent la situation de la presse en Hongrie. Les médias occidentaux font écho également de cette soit-disant mainmise du gouvernement sur la presse. Les documentaires, reportages et articles accablant la politique « autoritaire » et « anti-démocratique » foisonnent depuis des années, en France notamment. Qu’en est-il vraiment de la situation des médias en Hongrie ? Quelle est la place des fameux « oligarques » dans l’évolution de la situation de la presse en Hongrie ? Deuxième partie de notre enquête.
La construction d’un mythe : « La liberté de la presse n’existe plus en Hongrie »
En 2010, le gouvernement conservateur lance une réforme du service public audiovisuel, et en écho aux dirigeants libéraux-socialistes de la période 2002–2010, remplacent à son tour la direction des médias publics par des personnes favorables à sa ligne. Le Fidesz fait passer une loi sur les médias, pour le moins controversée en Hongrie et à l’étranger. Chantier prioritaire du gouvernement Orbán II, cette loi sur les médias impose aux journalistes de révéler leurs sources aux autorités en cas de question de sécurité nationale, et les menace d’amendes colossales en cas de désinformation – ce qui est assez flou et donc permet une interprétation très libre de ce que cela signifie. Toutefois, cet aspect de la loi n’a pas été utilisé hormis pour des erreurs factuelles reconnues par la justice. La loi prévoit la création d’une Autorité nationale des médias (NMHH) – équivalent du CSA français – doté de membres pro-Fidesz et nommés pour neuf ans, régule la publicité, mais surtout, réorganise en profondeur le service public d’information.
Les quatre médias liés au service public (Magyar Rádió – radio hongroise –, MTV – télévision publique nationale –, Duna Televízió – télévision publique pour les Hongrois de l’étranger – et MTI, l’agence de presse nationale) sont restructurés, environ un millier d’employés sont licenciés et une nouvelle direction proche du gouvernement est nommée. Un fond public à but non lucratif est créé pour gérer le service public médiatique, MTVA – Médiaszolgáltatás-támogató és Vagyonkezelő Alap, Fond de gestion de biens et de soutien au service audiovisuel –, avec à sa tête Csaba Fazekas, ancien directeur de Hír TV.
L’opposition de gauche libérale et les médias de même tendance organisent une grande opération de communication contre cette réforme d’Orbán qui fait basculer les médias publics du côté conservateur. Le quotidien de gauche radicale Népszabadság, début 2011, publie une « Une » choc : « La liberté de la presse n’existe plus en Hongrie », peut-on y lire dans toutes les langues officielles de l’Union européenne. Hillary Clinton appelle ses « amis hongrois » à réviser la Constitution, Guy Verhofstadt juge inacceptable cette nouvelle loi tandis que Daniel Cohn-Bendit estime qu’il s’agit « d’une mise sous tutelle de la presse intolérable pour un pays membre de l’UE. Cette nouvelle loi, clairement répressive, est en contradiction totale avec le traité européen, la Charte des droits fondamentaux et la Convention européenne des droits de l’Homme ».
L’OSCE, l’Allemagne, et d’autres organismes font état de leur inquiétude. Toutefois, après enquête, la Commission européenne ne trouve rien à redire.
Orbán gagne du terrain, l’opposition et les médias de gauche se radicalisent
En 2016, M. Viktor Orbán annonce publiquement sa vision : « Il y a quatre secteurs où il est nécessaire que le capital national dépasse le capital international. Il s’agit des médias, des banques, de l’énergie et du commerce de détail ». En tête de liste, les médias. Pour le Premier ministre conservateur, il faut limiter l’influence étrangère dans les médias.
La presse hongroise n’étant pas subventionnée, elle est soumise aux aléas des lois du marché. Et c’est ce que va exploiter le gouvernement hongrois à partir de 2010 pour renforcer son soutien dans la presse.
Comme Antall juste après le changement de régime, M. Orbán va commencer par utiliser les achats d’espaces publicitaires dans les médias pour financer indirectement certains médias. Ainsi, en 2018, le quotidien pro-Fidesz Magyar Idők obtenait 85% de ses fonds à travers les annonces gouvernementales – communications officielles du gouvernement sur les programmes gouvernementaux ou campagnes de consultations nationales. Une manne qui toutefois profite aussi à des médias hostiles tel que le quotidien politique de gauche libérale Népszava qui estime que malgré un financement assuré à majorité par son lectorat, ce soutien gouvernemental indirect pousse à l’auto-censure. Pendant ce temps, de grandes figures du journalisme conservateur, István Lovas en tête – dissident du communisme, ancien collaborateur à Radio Free Europe, diplômé de Sciences Po Paris et spécialiste des questions internationales – publient tribune sur tribune pour dénoncer l’auto-censure des conservateurs, soumis aux tabous libéraux et au politiquement correct de gauche.
Quant à la presse papier, son déclin n’est pas propre à la Hongrie en ce début de siècle. Une occasion saisie par le Fidesz pour dominer ce marché encore stratégique pour atteindre certaines couches de la population : le gouvernement hongrois met en place petit à petit une stratégie visant à contrôler toute la PQR hongroise, mais également de nombreux médias locaux gratuits. Dans son viseur, les retraités et le monde rural.
6 février 2015, le « Jour G »
Mais vient le 6 février 2015, le « jour G ». M. Lajos Simicska, fidèle soutien oligarchique de M. Viktor Orbán, déclare la guerre par voie de presse à son ami de jeunesse et actuel Premier ministre. Le conflit a des origines obscures qui remontent à 2014 : la théorie la plus réaliste estime qu’une modification de loi voulue par le gouvernement sur les taux d’imposition des publicités serait la cause du conflit. Suite à cela, M. Lajos Simicska, d’habitude très discret, donne une série d’entretiens aux médias d’opposition, disant partout une phrase clef d’une vulgarité marquante – et qui donnera le ton pour les années suivantes. « Orbán Viktor egy geci », déclare partout M. Simicska, « geci » signifiant littéralement « foutre » en français, mais une traduction adéquate lui préfèrerait le non moins vulgaire « enculé ». C’est le « jour G » — G pour geci – qui marque un nouveau tournant dans la politique et l’histoire médiatique hongroise.
Dès lors, M. Simicska déclare une « guerre médiatique totale » à Viktor Orbán. Les collaborateurs pro-Fidesz de Hír TV sont licenciés sans sommation. M. Simicska fait également changer la ligne éditoriale d’autres médias importants de la droite depuis 2002 : Lánchíd Rádió, Heti Válasz et le prestigieux Magyar Nemzet deviennent sous peu très critiques du gouvernement. Il se rapproche enfin du parti de droite radicale en cours de dédiabolisation, le Jobbik, et leur offre une visibilité inédite dans la presse dans le but de vaincre le Fidesz en 2018.
Arrivée de Lőrinc Mészáros
Le Fidesz se retrouve dans une situation délicate, ayant perdu ses vaisseaux amiraux – à l’exception des médias publics. Cela va durcir l’application de la stratégie de M. Orbán. Il favorise – toujours légalement – le maire de son village, M. Lőrinc Mészáros, pour en faire un nouvel oligarque de confiance. Entrepreneur et réparateur de système de gaz, ce dernier connaît un enrichissement fulgurant en remportant des appels d’offres importants, dès 2010 mais en particulier à partir de 2017. Il devient en 2019 l’homme le plus riche de Hongrie – et le premier milliardaire (en euros) du pays. Forbes le classe alors en 2057e position des grandes fortunes mondiales.
En 2016, la société Mediaworks Kft., propriétaire du journal d’extrême-gauche en chute libre Népszabadság, est rachetée par Opimus Prime Zrt., a priori liée à M. Mészáros. Quoiqu’il en soit, le journal est liquidé – son lectorat avait chuté de 460 000 tirages quotidiens en 1989 à 37 000 en 2016 – et cela est considéré par l’opposition comme une mesure politique de la part du Fidesz contre « la presse indépendante ».
Lőrinc Mészáros va petit à petit reconstituer un soutien médiatique pour le Fidesz. L’aboutissement de cette stratégie prend corps avec la création d’une holding du nom de KESMA (Közép-Európai Sajtó és Média Alapítvány, Fondation Média et Presse d’Europe Centrale) à l’été 2018, pour une valeur estimée à 88 millions d’euros. Ce géant médiatique – à échelle hongroise – réunit aussi bien de la presse papier que des télévisions, des radios ou encore des sites internet pure-players, et se veut une réponse nationale (la fondation est déclarée d’intérêt stratégique par le gouvernement) aux groupes médiatiques tels que Bertelsmann (RTL) ou The Scott Trust Limited (The Guardian) ou encore FAZIT-Stifung Gemeinnützige Verlagsgesellschaft mbH. Outre la PQR et grand nombre de journaux gratuits, la KESMA rassemble également Hír TV ou encore origo.hu, racheté à Deutsche Telekom et transformé en média pro-gouvernemental en 2015. En 2015 également, Andi Vajna, producteur – notamment de Terminator – proche du Fidesz, rachète TV2. Les changements de ligne sont plus discrets, toutefois en 2017, 42% des téléspectateurs considèrent que la chaîne est favorable au Fidesz.
Durcissement de l’opposition de gauche
Durant cette période, poussés notamment par M. Simicska et encouragés dans leur démarche de front commun et de guerre totale contre le Fidesz par l’activiste serbe Srđa Popović – en visite à Budapest en 2017 –, l’opposition et les médias de gauche durcissent le ton et conformément au vœu de M. Lajos Simicska, mènent une guerre sans précédent au gouvernement. Le ton se durcit, et la loi hongroise étant permissive, les accusations infondées sont légion, ainsi que les campagnes diffamatoires – de part et d’autre. Les attaques ad hominem, les fake news et la diffusion de rumeurs parfois fumeuses et insultantes se multiplient aussi bien dans les médias d’opposition que dans ceux pro-Fidesz. Origo devient un des médias pro-Fidesz les plus souvent condamné en justice à effectuer des rectifications et payer des amendes, tandis qu’Index, HVG, 24.hu et 444 côté anti-gouvernement, sont les principaux condamnés.
En parallèle d’une narration construite autour de « la dictature », « la corruption » et « la fin de la liberté de la presse » – annoncée de nouveau en 2018 et en 2019 – les médias d’opposition se qualifient avec insistance de « médias indépendants », par opposition aux médias ostensiblement en faveur du gouvernement conservateur – créant sciemment un amalgame entre « indépendant » et « hostile au gouvernement ». Toutefois, alors que le Fidesz a pris le contrôle d’un certain nombre de médias et a organisé un petit empire médiatique – KESMA rassemble environ 500 titres de presse – les médias d’opposition perdent petit à petit de plus en plus tout semblant d’impartialité. Les hommes politiques, en particulier durant la campagne électorale qui dure presque un an et demi, boycottent presque systématiquement les médias « de l’autre bord ». Un boycott réciproque, amenant à mettre en place une guerre de tranchées avec deux bords politiques et deux armées médiatiques.
En avril 2018, le Fidesz gagne de nouveau les élections avec, pour la troisième fois consécutive, une majorité constitutionnelle. M. Lajos Simicska jette l’éponge, abandonne la plupart de ses affaires et de ses médias. Les cercles proches du Fidesz rachètent tout ce qu’ils peuvent : Hír TV est rachetée et absorbe Echo TV, et dans une volonté évidente de vengeance, une purge inverse a lieu dans le personnel de Hír TV. Magyar Nemzet s’arrête brusquement trois jours après les élections du fait de l’abandon par son propriétaire. Le 6 février (jour anniversaire du « jour G ») 2019, le Magyar Nemzet est relancé avec à sa tête l’ancien rédacteur en chef limogé pour raison politiques par M. Lajos Simicska en 2015. Le journal recycle le quotidien Magyar Idők en reprenant le nom du prestigieux quotidien historique. Lánchíd Rádió est arrêtée. Heti Válasz s’arrête également, deux mois après les élections. L’hystérie anti-Orbán propagée avec des méthodes d’agit-prop laisse place à une période de flottement pour l’opposition, alors que le Fidesz est grisé par une victoire qu’il n’espérait pas aussi importante.
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