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Sommes-nous tous racistes ?

13 septembre 2024

Temps de lecture : 8 minutes
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Sommes-nous tous racistes ?

Temps de lecture : 8 minutes

Sommes-nous tous racistes ? C’est le titre d’une émission dont la diffusion a été annoncée lors de la conférence de presse de France Télévisions 2024–2025. C’est Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des antennes et des programmes de France Télévisions, qui fit l’honneur à son auditoire de présenter l’émission, ou plutôt la perspective dans laquelle il la place, à savoir celle d’un engagement antiraciste de la chaîne. « S’interroger sur les stéréotypes qui sont au cœur de chacun de nous », est un des buts assignés au programme. L’émission sera présentée par Lucien Jean-Baptiste, acteur, réalisateur et scénariste français, qui avait déjà coréalisé avec Amelle Chahbi un documentaire sur un thème voisin : « Pourquoi nous détestent-ils ? »

Débusquer les stéréotypes !

On peut d’ores et déjà sub­odor­er que la réponse à la ques­tion posée par l’in­ti­t­ulé est affir­ma­tive puisqu’il s’ag­it de débus­quer « les stéréo­types qui sont au cœur de cha­cun de nous. » Est-ce, dès l’abord, une entorse au pro­to­cole sci­en­tifique qui néces­sit­erait de laiss­er les résul­tats par­ler sans pos­tu­lat de départ ? En effet, l’émis­sion se présente comme une expéri­ence de psy­cholo­gie sociale, pour laque­lle Syl­vain Delou­vée, auteur entre autres de Stéréo­types, préjugés et dis­crim­i­na­tions, Le com­plo­tisme, enseignant-chercheur en psy­cholo­gie sociale à Rennes II, a été recruté en qual­ité de con­seiller sci­en­tifique. Ne chi­canons pas d’emblée.

La famille Sitbon àl’honneur

Mon­sieur Sit­bon-Gomez n’est pas un sci­en­tifique, mais cadre supérieur de l’au­dio­vi­suel pub­lic et n’en­tend prob­a­ble­ment rien à toutes ces arguties déplaisantes. Il est égale­ment, si l’on en croit le quo­ti­di­en Libéra­tion le fils de Michel Sit­bon et le petit-fils de Guy Sit­bon, « mil­i­tants de gauche plus rouge que rose » tou­jours selon Libéra­tion. Il a fait ses débuts dans le domaine poli­tique aux côtés de Cécile Duflot.

Lors de l’élec­tion prési­den­tielle de 2012, il dirigea la cam­pagne d’E­va Joly, qui obtint un score de 2,3 %. Il a occupé un poste au min­istère du loge­ment pen­dant deux ans et demi, « trai­tant avec le DAL et les mal-logés ». En 2015, il est nom­mé à France Télévi­sions, selon Lil­ian Ale­magna et Lau­re Bret­ton de Libéra­tion, grâce à l’in­ter­mé­di­aire du com­mu­ni­cant Denis Pin­gaud , qui tra­vaille régulière­ment avec les Verts. Il est présen­té alors par L’Ex­press comme « un enfant de l’é­colo­gie poli­tique radicale ».

L’information crée le monde

Dans son livre L’altéra­tion des mon­des, David Lapou­jade écrit : « On dirait que chaque infor­ma­tion a désor­mais pour hori­zon la via­bil­ité, la survie, l’amé­nage­ment, la destruc­tion de notre monde […]. Ce n’est plus chaque événe­ment qui est relié par un ou mille fils au des­tin du monde, c’est le des­tin du monde qui est sus­pendu au fil de chaque infor­ma­tion. » Il sem­blerait que, face à ce genre d’émis­sion, un tel con­stat reçoive quelque écho, bien qu’il s’agisse moins d’in­for­ma­tion et de monde à pro­pre­ment par­ler que de mag­a­zine et d’idéolo­gie, donc de représen­ta­tion du monde.

Depuis les années 80, l’an­tiracisme est la seule réponse idéologique plus ou moins struc­turée, qui pré­tend gér­er la diver­sité humaine au sein des divers­es com­mu­nautés nationales, prin­ci­pale­ment dans le monde occi­den­tal. Une exi­gence morale à pre­mière vue min­i­male, qui s’est trans­for­mée en doc­trine – par­fois répres­sive – et qui, comme toute doc­trine, a engen­dré un catéchisme som­maire, une vul­gate. Des vari­antes ont vu le jour suc­ces­sive­ment et à mesure de l’es­souf­fle­ment du socle doc­tri­nal de base, du dif­féren­tial­isme à l’indigénisme du mou­ve­ment décolo­nial, en pas­sant par le multiculturalisme.

L’antiracisme comme forme morale et juridique

Nous vivons, de fait, dans un monde pour lequel l’an­tiracisme est une norme morale et juridique (« Le racisme n’est pas une opin­ion mais un délit ») dont le car­ac­tère indis­cutable est intan­gi­ble, voire sacré. Mais l’an­tiracisme, s’il était cette sim­ple exi­gence, ne soulèverait pas tant d’ob­jec­tions et de con­tes­ta­tions plus ou moins sour­des, plus ou moins affichées. L’an­tiracisme, c’est aus­si un monde en soi ou plutôt une représen­ta­tion du monde dans une con­fig­u­ra­tion his­torique don­née (le monde occi­den­tal mul­ti­cul­turel et mul­ti­eth­nique) qui repose sur un schème con­ceptuel, un vocab­u­laire et tout un arse­nal théorique, dont Paul Yon­net avait livré une analyse remar­quable dans son ouvrage Voy­age au cen­tre du malaise français, l’an­tiracisme et le roman nation­al.

C’est égale­ment, et per­son­ne n’est dupe, une manière de con­fér­er à un pro­jet poli­tique qui ne relève d’au­cune néces­sité his­torique de type déter­min­iste mais tout à une volon­té qui répond à des motifs bien pré­cis, une posi­tion morale de sur­plomb, manière bien com­mode de con­tre­car­rer les oppo­si­tions, sinon de les bris­er net. Si l’an­tiracisme n’est pas seule­ment une exi­gence morale mais égale­ment une représen­ta­tion du monde, il peut alors être con­testé par d’autres visions du monde alter­na­tives, et qui ne relèveraient pas automa­tique­ment d’une vio­la­tion des lois morales ni d’une apolo­gie de la vio­lence ou d’une inci­ta­tion à la haine quelconque.

Rai­son pour laque­lle organ­is­er une telle émis­sion sous cou­vert d’ex­péri­ence sci­en­tifique est un procédé habile, devant « les périls que représente la mon­tée de l’ex­trême droite et du pop­ulisme partout en Europe » selon l’ex­pres­sion désor­mais con­sacrée, sinon pétri­fiée voire fos­sil­isée, pour attribuer à une représen­ta­tion du monde par­mi d’autres pos­si­bles un car­ac­tère de sci­en­tificité ou plutôt, a min­i­ma, de l’en­tour­er d’un tel halo.

Une expérience pseudo-scientifique et un peu d’épistémologie

L’émis­sion se présen­tera donc sous la forme d’une expéri­ence de type sci­en­tifique. Je voudrais rap­pel­er quelques points d’épisté­molo­gie et ain­si la dis­cuter sur le ter­rain qu’elle a choisi d’oc­cu­per. Pour ce faire, j’ex­poserai la thèse de Pierre Duhem selon laque­lle « une expéri­ence implique, en général, un acte de foi en tout un ensem­ble de théories. »

Pierre Duhem (1861–1916), physi­cien, chimiste, his­to­rien et épisté­mo­logue français a écrit : « Le monde vu dans une nou­velle théorie est un monde dif­férent : la théorie n’est pas une tra­duc­tion par­mi d’autres d’une expéri­ence don­née, mais elle fab­rique l’ex­péri­ence. » Pierre Duhem , auteur de La théorie physique et de la somme mon­u­men­tale Le sys­tème du monde, est à l’o­rig­ine de la thèse dite de « Duhem-Quine » ou thèse holiste. Willard Van Orman Quine (1908–2000), revenant à Duhem, a remis en ques­tion le véri­fi­ca­tion­nisme (asso­cié au cer­cle de Vienne) et le fal­si­fi­ca­tion­nisme (asso­cié à Pop­per). San­dra Laugi­er et Pierre Wag­n­er étab­lis­sent dans leur présen­ta­tion d’un texte de Duhem pour une antholo­gie con­sacrée à la philoso­phie des sci­ences ceci : « Comme le note Lakatos dans sa “méthodolo­gie des pro­grammes de recherche”, Duhem a com­pris avant tout le monde que “nous ne pou­vons ni prou­ver les théories ni les réfuter”. »

Et de pour­suive : « La cri­tique de l’ex­péri­ence cru­ciale et la thèse du holisme – l’idée de Duhem, reprise et général­isée par Quine, que notre con­nais­sance affronte l’ex­péri­ence non par élé­ments indi­vidu­els mais comme un corps organ­isé – ont con­duit à voir dans les argu­ments de La théorie physique une arme con­tre toute délim­i­ta­tion du con­tenu empirique d’une hypothèse (et d’une théorie) sci­en­tifique, et toute délim­i­ta­tion nette entre théorie et expéri­ence : l’ex­péri­ence et l’ob­ser­va­tion sont « Théo­ry-Laden », le don­né tou­jours con­cep­tu­al­isé. « Une expéri­ence de physique, dit Duhem, est tout autre chose que la sim­ple con­stata­tion d’un fait ». Les faits sont dépen­dants de la théorie, imprégnés de théorie : la fron­tière qui sépare obser­va­tion et théorie est incer­taine, puisque « la cer­ti­tude des énon­cés obser­va­tion­nels demeure sub­or­don­née à la con­fi­ance qu’in­spire tout un ensem­ble de théories ». Tous les énon­cés sont théoriques, même un énon­cé aus­si min­i­mal que « le courant passe » (exem­ple que donne Duhem, reprenant ici Poincaré). »

Duhem cri­tique la méth­ode expéri­men­tale de Claude Bernard en ces ter­mes : « Ici, en effet, il ne peut plus être ques­tion de laiss­er à la porte du lab­o­ra­toire la théorie qu’on veut éprou­ver, car, sans elle, il n’est pas pos­si­ble de régler un seul instru­ment, d’in­ter­préter une seule lec­ture. » Quine, lui emboî­tant le pas, mon­tre que les sci­en­tifiques « ne se con­tentent pas de sim­ples général­i­sa­tions induc­tives à par­tir de leurs obser­va­tions, d’une pure et sim­ple extrap­o­la­tion d’événe­ments observ­ables à par­tir d’événe­ments observés sim­i­laires. Les sci­en­tifiques inven­tent des hypothès­es qui par­lent de choses qui dépassent l’ob­ser­va­tion. Les hypothès­es ne sont ain­si reliées à l’ob­ser­va­tion que par une sorte d’im­pli­ca­tion à sens unique : c’est-à-dire que les événe­ments que nous obser­vons sont ce qu’une croy­ance aux hypothès­es nous aurait fait prévoir. »

En somme, « le physi­cien qui exé­cute une expéri­ence ou en rend compte recon­naît implicite­ment l’ex­ac­ti­tude de tout un ensem­ble de théories. » Quine résume la thèse en une for­mule lap­idaire d’une rare effi­cac­ité : « Nos énon­cés sur le monde extérieur affron­tent le tri­bunal de l’ex­péri­ence sen­si­ble non pas indi­vidu­elle­ment mais comme un corps organisé. »

Une conclusion formulée d’avance

Pour le dire avec plus de tran­chant con­cer­nant cette émis­sion : les con­clu­sions sont d’ores et déjà dans les prémiss­es, les prémiss­es dans les con­clu­sions et les développe­ments seront prob­a­ble­ment de la même eau. Les français, qui ont mal voté, devront ingur­giter une énième leçon sur le thème : « l’apolo­gie de la diver­sité et de l’im­mi­gra­tion ou rien ». Et ce sont leurs impôts qui paieront pour la leçon admin­istrée. Prêchi-prêcha, bour­rage de mou, catéchisme, ce qui compte c’est la per­pé­tu­a­tion d’une idéolo­gie et d’une poli­tique qui com­men­cent à sérieuse­ment s’ébréch­er et per­dre la faveur d’une large par­tie de l’opin­ion. Seule­ment, s’il est vrai, comme l’af­firme Pierre Duhem que « le monde vu dans une nou­velle théorie est un monde dif­férent » et que nous voulons un monde dif­férent de ce cauchemar cli­ma­tisé qui ne règne qu’à la faveur d’une pro­pa­gande inten­sive, rabâcheuse, rado­teuse, où sont les théories alter­na­tives qui engen­dreront d’autres mon­des ? Som­meil­lent-elles dans les limbes de l’in­con­scient col­lec­tif ? Qui saura les porter à la lumière pour engen­dr­er un par­a­digme nouveau ?

Jean Mon­talte

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