Sommes-nous tous racistes ? C’est le titre d’une émission dont la diffusion a été annoncée lors de la conférence de presse de France Télévisions 2024–2025. C’est Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des antennes et des programmes de France Télévisions, qui fit l’honneur à son auditoire de présenter l’émission, ou plutôt la perspective dans laquelle il la place, à savoir celle d’un engagement antiraciste de la chaîne. « S’interroger sur les stéréotypes qui sont au cœur de chacun de nous », est un des buts assignés au programme. L’émission sera présentée par Lucien Jean-Baptiste, acteur, réalisateur et scénariste français, qui avait déjà coréalisé avec Amelle Chahbi un documentaire sur un thème voisin : « Pourquoi nous détestent-ils ? »
Débusquer les stéréotypes !
On peut d’ores et déjà subodorer que la réponse à la question posée par l’intitulé est affirmative puisqu’il s’agit de débusquer « les stéréotypes qui sont au cœur de chacun de nous. » Est-ce, dès l’abord, une entorse au protocole scientifique qui nécessiterait de laisser les résultats parler sans postulat de départ ? En effet, l’émission se présente comme une expérience de psychologie sociale, pour laquelle Sylvain Delouvée, auteur entre autres de Stéréotypes, préjugés et discriminations, Le complotisme, enseignant-chercheur en psychologie sociale à Rennes II, a été recruté en qualité de conseiller scientifique. Ne chicanons pas d’emblée.
La famille Sitbon àl’honneur
Monsieur Sitbon-Gomez n’est pas un scientifique, mais cadre supérieur de l’audiovisuel public et n’entend probablement rien à toutes ces arguties déplaisantes. Il est également, si l’on en croit le quotidien Libération le fils de Michel Sitbon et le petit-fils de Guy Sitbon, « militants de gauche plus rouge que rose » toujours selon Libération. Il a fait ses débuts dans le domaine politique aux côtés de Cécile Duflot.
Lors de l’élection présidentielle de 2012, il dirigea la campagne d’Eva Joly, qui obtint un score de 2,3 %. Il a occupé un poste au ministère du logement pendant deux ans et demi, « traitant avec le DAL et les mal-logés ». En 2015, il est nommé à France Télévisions, selon Lilian Alemagna et Laure Bretton de Libération, grâce à l’intermédiaire du communicant Denis Pingaud , qui travaille régulièrement avec les Verts. Il est présenté alors par L’Express comme « un enfant de l’écologie politique radicale ».
L’information crée le monde
Dans son livre L’altération des mondes, David Lapoujade écrit : « On dirait que chaque information a désormais pour horizon la viabilité, la survie, l’aménagement, la destruction de notre monde […]. Ce n’est plus chaque événement qui est relié par un ou mille fils au destin du monde, c’est le destin du monde qui est suspendu au fil de chaque information. » Il semblerait que, face à ce genre d’émission, un tel constat reçoive quelque écho, bien qu’il s’agisse moins d’information et de monde à proprement parler que de magazine et d’idéologie, donc de représentation du monde.
Depuis les années 80, l’antiracisme est la seule réponse idéologique plus ou moins structurée, qui prétend gérer la diversité humaine au sein des diverses communautés nationales, principalement dans le monde occidental. Une exigence morale à première vue minimale, qui s’est transformée en doctrine – parfois répressive – et qui, comme toute doctrine, a engendré un catéchisme sommaire, une vulgate. Des variantes ont vu le jour successivement et à mesure de l’essoufflement du socle doctrinal de base, du différentialisme à l’indigénisme du mouvement décolonial, en passant par le multiculturalisme.
L’antiracisme comme forme morale et juridique
Nous vivons, de fait, dans un monde pour lequel l’antiracisme est une norme morale et juridique (« Le racisme n’est pas une opinion mais un délit ») dont le caractère indiscutable est intangible, voire sacré. Mais l’antiracisme, s’il était cette simple exigence, ne soulèverait pas tant d’objections et de contestations plus ou moins sourdes, plus ou moins affichées. L’antiracisme, c’est aussi un monde en soi ou plutôt une représentation du monde dans une configuration historique donnée (le monde occidental multiculturel et multiethnique) qui repose sur un schème conceptuel, un vocabulaire et tout un arsenal théorique, dont Paul Yonnet avait livré une analyse remarquable dans son ouvrage Voyage au centre du malaise français, l’antiracisme et le roman national.
C’est également, et personne n’est dupe, une manière de conférer à un projet politique qui ne relève d’aucune nécessité historique de type déterministe mais tout à une volonté qui répond à des motifs bien précis, une position morale de surplomb, manière bien commode de contrecarrer les oppositions, sinon de les briser net. Si l’antiracisme n’est pas seulement une exigence morale mais également une représentation du monde, il peut alors être contesté par d’autres visions du monde alternatives, et qui ne relèveraient pas automatiquement d’une violation des lois morales ni d’une apologie de la violence ou d’une incitation à la haine quelconque.
Raison pour laquelle organiser une telle émission sous couvert d’expérience scientifique est un procédé habile, devant « les périls que représente la montée de l’extrême droite et du populisme partout en Europe » selon l’expression désormais consacrée, sinon pétrifiée voire fossilisée, pour attribuer à une représentation du monde parmi d’autres possibles un caractère de scientificité ou plutôt, a minima, de l’entourer d’un tel halo.
Une expérience pseudo-scientifique et un peu d’épistémologie
L’émission se présentera donc sous la forme d’une expérience de type scientifique. Je voudrais rappeler quelques points d’épistémologie et ainsi la discuter sur le terrain qu’elle a choisi d’occuper. Pour ce faire, j’exposerai la thèse de Pierre Duhem selon laquelle « une expérience implique, en général, un acte de foi en tout un ensemble de théories. »
Pierre Duhem (1861–1916), physicien, chimiste, historien et épistémologue français a écrit : « Le monde vu dans une nouvelle théorie est un monde différent : la théorie n’est pas une traduction parmi d’autres d’une expérience donnée, mais elle fabrique l’expérience. » Pierre Duhem , auteur de La théorie physique et de la somme monumentale Le système du monde, est à l’origine de la thèse dite de « Duhem-Quine » ou thèse holiste. Willard Van Orman Quine (1908–2000), revenant à Duhem, a remis en question le vérificationnisme (associé au cercle de Vienne) et le falsificationnisme (associé à Popper). Sandra Laugier et Pierre Wagner établissent dans leur présentation d’un texte de Duhem pour une anthologie consacrée à la philosophie des sciences ceci : « Comme le note Lakatos dans sa “méthodologie des programmes de recherche”, Duhem a compris avant tout le monde que “nous ne pouvons ni prouver les théories ni les réfuter”. »
Et de poursuive : « La critique de l’expérience cruciale et la thèse du holisme – l’idée de Duhem, reprise et généralisée par Quine, que notre connaissance affronte l’expérience non par éléments individuels mais comme un corps organisé – ont conduit à voir dans les arguments de La théorie physique une arme contre toute délimitation du contenu empirique d’une hypothèse (et d’une théorie) scientifique, et toute délimitation nette entre théorie et expérience : l’expérience et l’observation sont « Théory-Laden », le donné toujours conceptualisé. « Une expérience de physique, dit Duhem, est tout autre chose que la simple constatation d’un fait ». Les faits sont dépendants de la théorie, imprégnés de théorie : la frontière qui sépare observation et théorie est incertaine, puisque « la certitude des énoncés observationnels demeure subordonnée à la confiance qu’inspire tout un ensemble de théories ». Tous les énoncés sont théoriques, même un énoncé aussi minimal que « le courant passe » (exemple que donne Duhem, reprenant ici Poincaré). »
Duhem critique la méthode expérimentale de Claude Bernard en ces termes : « Ici, en effet, il ne peut plus être question de laisser à la porte du laboratoire la théorie qu’on veut éprouver, car, sans elle, il n’est pas possible de régler un seul instrument, d’interpréter une seule lecture. » Quine, lui emboîtant le pas, montre que les scientifiques « ne se contentent pas de simples généralisations inductives à partir de leurs observations, d’une pure et simple extrapolation d’événements observables à partir d’événements observés similaires. Les scientifiques inventent des hypothèses qui parlent de choses qui dépassent l’observation. Les hypothèses ne sont ainsi reliées à l’observation que par une sorte d’implication à sens unique : c’est-à-dire que les événements que nous observons sont ce qu’une croyance aux hypothèses nous aurait fait prévoir. »
En somme, « le physicien qui exécute une expérience ou en rend compte reconnaît implicitement l’exactitude de tout un ensemble de théories. » Quine résume la thèse en une formule lapidaire d’une rare efficacité : « Nos énoncés sur le monde extérieur affrontent le tribunal de l’expérience sensible non pas individuellement mais comme un corps organisé. »
Une conclusion formulée d’avance
Pour le dire avec plus de tranchant concernant cette émission : les conclusions sont d’ores et déjà dans les prémisses, les prémisses dans les conclusions et les développements seront probablement de la même eau. Les français, qui ont mal voté, devront ingurgiter une énième leçon sur le thème : « l’apologie de la diversité et de l’immigration ou rien ». Et ce sont leurs impôts qui paieront pour la leçon administrée. Prêchi-prêcha, bourrage de mou, catéchisme, ce qui compte c’est la perpétuation d’une idéologie et d’une politique qui commencent à sérieusement s’ébrécher et perdre la faveur d’une large partie de l’opinion. Seulement, s’il est vrai, comme l’affirme Pierre Duhem que « le monde vu dans une nouvelle théorie est un monde différent » et que nous voulons un monde différent de ce cauchemar climatisé qui ne règne qu’à la faveur d’une propagande intensive, rabâcheuse, radoteuse, où sont les théories alternatives qui engendreront d’autres mondes ? Sommeillent-elles dans les limbes de l’inconscient collectif ? Qui saura les porter à la lumière pour engendrer un paradigme nouveau ?
Jean Montalte