Le quotidien autrichien libéral-conservateur Die Presse a publié le 12 avril 2022 un article intitulé « Pourquoi les Russes soutiennent Poutine » s’appuyant sur les travaux du politologue américain Daniel Treisman et de l’économiste russe Sergeï Gouriev, qui ont récemment signé l’ouvrage « Spin Dictators: The Changing Face of Tyranny in the 21st Century » [« Spin Dictators : La face changeante de la tyrannie au XXIème siècle »], paru le 5 avril 2022 au Princeton University Press.
Les successeurs d’Hitler, de Staline et de Mao
« Comment une nouvelle espèce de dictateurs garde le pouvoir en manipulant l’information et en simulant la démocratie »
C’est ainsi que Sergeï Gouriev et Daniel Treisman présentent leur ouvrage entendant expliquer une nouvelle forme d’autoritarisme à l’œuvre dans notre siècle : celle des Orbán, Erdoğan et Poutine, qui contrairement à Hitler, à Staline et à Mao ne contrôleraient plus leur population par la violence, la peur et l’idéologie, mais par des procédés de distorsion de l’information et de simulation de la démocratie.
Selon les auteurs de cet ouvrage, si les spin doctors agissent dans le cadre de la démocratie en façonnant l’image de leurs clients exerçant une activité politique, faisant ainsi passer le marketing avant la politique (par la pratique du story telling), les spin dictators s’attaquent eux à l’information ; ils la déforment à leur profit pour s’assurer le soutien de leur population. Ne jouant plus de la peur ou de la violence, comme le font encore, d’après les auteurs, Bachar el-Assad et Kim Jong-un, les spin dictators sont « des dirigeants ayant mis au point des méthodes moins violentes et plus cachées. Ils cultivent une image de compétence, parviennent à dissimuler la censure et à utiliser les institutions démocratiques pour saper la démocratie, tout en augmentant leur engagement international pour obtenir des avantages financiers et une hausse de leur réputation. »
Voir aussi : Quand Libération se fait le relais des services secrets britanniques via Bellingcat
Rien sur les manipulations des régimes libéraux libertaires
Sergeï Gouriev et Daniel Treisman vont jusqu’à aborder la question de l’utilisation des technologies de communication par les dirigeants autoritaires à des fins de propagande, de distorsion de l’information et de manipulation. Certains pans de leur analyse les conduisent à évoquer une « répression high-tech », un concept prenant tout son sens dans le cas de la Chine de Xi Jinping. C’est sur ce dernier point que les auteurs parviennent à être le plus convaincant. Rien n’est en revanche dit concernant l’autoritarisme des démocraties dites « libérales » et les manipulations de l’information qui peuvent s’y produire. La crise sanitaire et l’accentuation de la guerre de l’information sur fond de conflit russo-ukrainien auraient pourtant de quoi intéresser les auteurs de l’ouvrage, qui préfèrent aller à la chasse aux points communs entre les méthodes de gouvernement de Viktor Orbán, de Vladimir Poutine et de Recep Tayyip Erdoğan.
Des parallèles douteux que Sergeï Gouriev, a bien été obligé de revoir à peine quelques jours après la parution de l’ouvrage, le 17 avril, dans un article signé pour le Financial Times : « La dictature de Poutine est désormais plus basé sur la peur que sur le spin ». Dans cet article, Gouriev reprend la narration atlantiste des prétendues causes du déclenchement de la guerre entre l’Ukraine et la Russie : la stagnation de l’économie russe, la corruption et la chute de la popularité du président russe. Une vision des évènements qui pullule dans la presse anglo-saxonne, et sert de feuille de route aux médias dominants occidentaux pour évoquer le conflit entre Kiev et Moscou.
Le nouveau livre de chevet des atlantistes patentés
La parution de cet ouvrage n’aura pas tardé à susciter un véritable engouement au sein des cercles atlantistes aimant à ne voir le mal que dans leurs adversaires ou ennemis orientaux. Francis Fukuyama et Anne Applebaum ont eu des propos dithyrambiques concernant les travaux de Sergeï Gouriev et Daniel Treisman. La lecture de Spin dictators est également conseillée par The Economist, Booklist, la revue Foreign Affairs ou encore Michael McFaul, ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou.
Le quotidien autrichien proche des milieux d’affaires et de l’ÖVP (Parti populaire autrichien, dont le président est l’actuel chancelier Karl Nehammer) Die Presse a lui aussi fait la promotion de l’ouvrage en publiant un article signé Karl Gaulhofer. L’auteur de cet article explique que le soutien majoritaire des Russes à la politique de Vladimir Poutine est précisément dû à l’emploi de méthodes de manipulation de l’information décrite par Sergeï Gouriev et Daniel Treisman dans Spin dictators.
Inversion accusatoire
S’il existe un soutien de la population aux politiques menées en Russie, en Hongrie ou en Turquie — trois pays qui, malgré les démonstrations poussives des auteurs, sont à bien des égards très différents —, c’est parce que le pouvoir y illusionne ses citoyens par une propagande manipulatrice et que les citoyens en question seraient ainsi incapables de se construire une conscience politique de manière autonome (sic).
Cet ouvrage représente une forme de mépris et de condescendance envers les citoyens de ces pays, qui, si l’on suit le raisonnement de Sergeï Gouriev et de Daniel Treisman, ne disposeraient pas des mêmes capacités de jugement sur la réalité que les citoyens de pays « démocrates ».
Spin dictators pourrait servir de manuel à tous les journalistes pratiquant au quotidien une forme d’inversion accusatoire ou, en tout cas, exerçant leur métier en dénigrant systématiquement des pays étrangers — que bien souvent ils ne connaissent pas — pour s’éviter de relever les atteintes aux libertés dans leur propre pays.
Sergeï Gouriev, l’économiste qui venait du froid
L’économiste russe Sergeï Gouriev est pour les milieux médiatiques, intellectuels et politiques occidentaux dominants ce qu’il faut bien appeler un client parfait.
Highly recommend @BBC ‘s podcast series on Putin. Here is Episode 9 with my thoughts on the evolution of Putin’s regime:https://t.co/M0Qdq6cdyA
— Sergei Guriev (@sguriev) April 8, 2022
Chef économiste de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement de 2016 à 2019 (une institution pensée puis dirigée par Jacques Attali de 1991 à 1993), « exilé en France » depuis 2013, Sergeï Gouriev a selon ses dires été obligé de quitter la Russie en raison de son soutien apporté à l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski dans l’affaire Ioukos. Sergeï Gouriev enseigne depuis à Science Po Paris après avoir dirigé la New Economic School de Moscou (porte d’entrée des idées libérales en Russie) de 2004 jusqu’à son départ de Russie en 2013 et avoir été le conseiller et rédacteur des discours du président Medvedev de 2008 à 2012, alors qu’il est lié à l’université de Princeton depuis 2004.
Depuis son départ de Russie, Sergeï Gouriev est devenu le Russe — notons toutefois que Gouriev est d’origine ossète — qu’on s’arrache à l’Ouest. Un rôle d’amoureux de la liberté qui roule les r n’ayant fait que grandir depuis le déclenchement de la guerre opposant l’Ukraine à la Russie. Sergeï Gouriev multiplie les contributions dans le New York Times, le Financial Times, le Washington Post, Project Syndicate (une plateforme liée à George Soros) et a donné un entretien au Monde le 15 mars (« Vladimir Poutine va détruire l’économie russe »).
Daniel Treisman, docteur ès pays post-soviétiques
Professeur de sciences politiques à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA), chercheur associé au National Bureau of Economic Research (qui comporte parmi ses donateurs la fondation Bill et Melinda Gates) et chercheur invité au Centre d’études avancées en Sciences comportementales de l’Université de Stanford en 2021–2022, Daniel Treisman est le produit parfait des milieux US ivres d’unilatéralisme au sortir de la Guerre froide.
Voir aussi : Mécaniques du journalisme : France Culture en partenariat avec Bellingcat, financé par Soros et cie
Comme son comparse Gouriev, Daniel Treisman a indirectement reconnu l’inefficacité de sa classification des autocrates suite au 24 février 2022 et soutient depuis que Vladimir Poutine n’est plus un spin dictator mais qu’il est passé à la gouvernance par la peur. Ce jeu de bonneteau intellectuel fait sans surprise l’impasse sur ce qui pourrait être dit du rôle fondamental qu’occupe la peur dans la gouvernance en Occident — un rôle devenu indiscutable depuis la crise sanitaire et la narration médiatico-politique russophobe à l’œuvre depuis fin février.
He’s still tweeting from jail! What a bizarre regime. Message: it’s time to sanction Putin’s propagandists. https://t.co/Qj696LuDjG
— Daniel Treisman (@dstreisman) April 5, 2022
Diplômé d’Oxford et d’Harvard, Daniel Treisman s’est spécialisé dans la Russie post-soviétique et est passé par nombre d’officines proches de l’État profond US chargé de gérer la « transition démocratique » des années 90 à l’Est, notamment en ayant étant directeur du Russia Political Project, un projet financé par la Fondation Carnegie, et en collaborant à des programmes du German Marshall Fund et de la Smith Richardson Foundation. Un temps consultant pour la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, Daniel Treisman contribue par ailleurs aux revues The American Political Science Review, The American Economic Review, Foreign Affairs et Foreign Policy.
Voir aussi : Project Syndicate et Soros : vers une opinion publique mondiale unifiée
Sergeï Gouriev est lié au Project Syndicate, un des nombreux mouvements financés par George Soros. Nous avons consacré aux réseaux de ce dernier une brochure numérique réservée à nos donateurs à partir de 1 euro. Pour les dons supérieurs à 50€ ils reçoivent par courrier une de nos brochures papier dédicacées (le mouvement décolonial, le néo-féminisme sur internet, la Dilcrah).
Chaque don bénéficie d’ un reçu fiscal de 66% du montant de votre don. Pour nous aider, cliquez ici.