Vingt ans après le lancement de la première chaîne de télévision américaine dédiée au monde arabe, Al-Hurra, le constat d’échec pousse l’administration de la Maison Blanche à un désinvestissement massif dans la région. L’annonce de la suspension, pour une période de trois mois, du programme d’aide au développement (USAID) est tombée tel un couperet dans les milieux médiatiques arabes.
Al-Hurra, coincée entre Al Jazeera et Al-Arabiya
Créée en 2004, au lendemain de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, Al-Hurra (« La Libre » en arabe) avait comme objectif de promouvoir le discours officiel des États-Unis auprès d’un public arabe avide de liberté d’expression et débats, mais le quasi-monopole exercé dans ce domaine par deux grandes chaînes — Al-Jazeera (Qatar) et Al-Arabiya (Arabie Saoudite) — ne laissait que peu de place à de nouveaux médias. Avec un budget passant de 100 millions de dollars en 2019 à 90 millions de dollars en 2023, incluant d’autres médias de moindre envergure comme Radio Sawa, la chaîne américaine ne cessait de régresser, d’année en année. En outre, des rapports du Government Accountability Office (GAO) ont pointé, dès 2020, le manque d’efficacité de la chaîne malgré des investissements lourds.
Dans une note adressée le 4 septembre 2024 au personnel de la chaîne Al Hurra, le PDG de MBN, la société mère qui diffuse cette chaîne, Jeffrey Gedmin, annonçait, sans surprise, un plan social, prélude à sa fermeture prochaine :
« Aujourd’hui, a‑t-il écrit, est un jour triste. Nous avons dit au revoir à 160 de nos collègues. Nous avons réduit nos effectifs de 21 % ».
Et d’enchaîner :
« Les mesures que nous prenons sont obligatoires. Les coupes budgétaires imposées par le Congrès nous ont obligés à réduire les coûts de l’entreprise de près de 20 millions de dollars », a‑t-il précisé.
La chaîne continue d’émettre, mais visiblement sans grande conviction, et travaillant avec le minimum syndical. Comptant jusqu’à 2023 environ 250 employés (journalistes et techniciens), la chaîne aurait déjà licencié 15 % de son personnel. Par ailleurs, on sait que la direction a, dans le cadre de son plan social, procédé à la réduction des antennes en Irak et en Tunisie pour « mutualiser les ressources ». Dans le même sillage, la chaîne a diminué de façon drastique ses productions originales (documentaires, émissions en direct…), tout en mobilisant des pigistes pour les reportages.
Le temps des vaches maigres
La chaîne a subi de plein fouet les premières coupes budgétaires sous l’administration Trump (2017–2021). La réforme annoncée par la direction de MBN, en septembre dernier, est la conséquence directe de cette politique isolationniste prônée par le président républicain, alors qu’aucune solution n’a pu être trouvée durant le mandat du démocrate Joe Biden.
Son audience tournait autour de 3% de confiance, selon le site spécialisé dans les sondages Arab Barometer. Si la dure concurrence que lui imposaient les deux grandes chaînes arabes explique en partie ce reflux d’Al‑Hurra, le contexte géopolitique régional a aussi joué un rôle défavorable : la montée des mouvements islamistes radicaux, à l’origine de l’exacerbation du discours anti-occidental, comme l’enlisement de l’armée américaine dans la région, notamment en Irak, qui a fini par pousser celle-ci à s’en retirer.
Autre disparition en 2023
Autre signe de cette déconfiture médiatique américaine au Moyen-Orient : la disparition, en 2023, du site d’information Al-Mashareq, destiné à la région de la Mésopotamie notamment. Lancé en 2017 par le Pentagone, et conçu comme un organe à la fois de propagande de l’armée américaine et de « sensibilisation » contre le péril djihadiste qui menaçait alors cette région, ce site d’expression arabe n’a pas pu tenir plus de six ans. Sa faible audience s’expliquerait par une ligne éditoriale trop affichée, mais aussi, selon certaines sources, par une stratégie de marketing qui s’est avérée inefficace. Son personnel a été redirigé vers d’autres médias pro-américains disséminés un peu partout dans la région.
Effet boomerang dans tout le monde arabe
L’influence médiatique américaine dans la région du Moyen-Orient — et du monde arabe en général — risque de fléchir davantage dans un avenir immédiat en raison du coup d’arrêt donné par Donald Trump au programme USAID. La décision touche de nombreux médias numériques arabes (dont certains vivent essentiellement de ces subventions) et ONG. On peut citer notamment des médias palestiniens comme le site d’analyse Palestine Chronicle, Radio Nisaa (féministe) ou encore Ma’an Network, un réseau de télévision et radio basé en Cisjordanie, accusé par certaines sources de liens avec le Hamas. Des sites d’investigation basés au Liban, à l’image de Daraj, Megaphone ou The Public Source, et en Tunisie, tels que Inkyfada et Radio Misk, bénéficiaient de fonds USAID. On trouve aussi dans ce magma des médias syriens anciennement en exil, comme Enneb Baladi, basé en Turquie et se faisant le relai de la rébellion anti-Assad. Tous se plaignent aujourd’hui de difficultés financières et abordent la nouvelle année avec appréhension.
Toutes ces plateformes, auxquelles on peut ajouter des associations pilotant des sites d’information telles que ARIJ en Jordanie, pourraient disparaître ou réduire leurs activités, faute de fonds. Des formations financées par le programme américain dans des domaines aussi névralgiques que le data-journalism ou la sécurité numérique risquent d’être supprimés, au grand dam des journalistes locaux.
Une aubaine pour les gouvernements… et pour les islamistes ?
Cela dit, la mauvaise passe que traverse la presse critique, partiellement financée par des pays étrangers, est une aubaine pour les différents régimes locaux : elle pourrait en effet permettre aux médias pro-gouvernementaux de regagner du terrain et resserrer leur emprise sur un public encore sous le choc des événements qui ont endeuillé le Moyen-Orient et de plus en plus sensible aux discours souverainistes.
Toujours à l’affût de la moindre régression politique, les islamistes tenteraient, eux aussi, de se replacer sur l’échiquier médiatique, et ce même s’ils ont toujours su infiltrer les médias alternatifs nés des révoltes du « printemps arabe », profitant ainsi de la générosité de leurs bailleurs de fonds.
Mussa A.