En vertu des spécificités du droit du travail dans la presse, lorsqu’un journal est racheté par un nouvel actionnaire, les journalistes présents peuvent faire valoir leur droit à quitter le navire selon la « clause de cession » ; ils touchent alors une indemnité équivalente à un mois de salaire par année de travail, et au-delà de quinze ans d’ancienneté, un pourcentage – souvent significatif – calculé par la Commission Arbitrale. C’est précisément la situation d’une trentaine de candidats au départ à La Provence, journal racheté par Bernard Tapie. Sauf que contrairement à l’habitude, le patron de presse n’a pas l’intention de sortir son carnet de chèques !
La Commission Arbitrale a accordé une indemnité de 2,2 millions d’euros aux partants, dont certains sont des piliers du titre marseillais. Mais le 28 mai dernier, les avocats de Bernard Tapie ont déposé leurs conclusions devant la Cour d’Appel de Paris, dans lesquelles ils ont introduit un recours en annulation de la décision de la Commission. Ce qui n’arrive pour ainsi dire quasiment jamais en matière d’indemnités de journalistes partis lors d’une clause de cession. L’Yonne républicaine s’y était essayé, lors de sa cession au groupe Centre France (le journal bourguignon contestait les indemnités arbitrées par la Commission pour trois de ses journalistes) mais avait été débouté en appel puis en Cassation. En revanche la Commission arbitrale se retrouve souvent attaquée – comme le prouvent ces quelques arrêts recensés par le Conseil Constitutionnel, lorsqu’elle intervient sur son second – et principal – front qui est de venir en aide aux journalistes licenciés.
Selon les conclusions des avocats, la décision de la Commission arbitrale est… arbitraire, car prise en petit comité de cinq juges. Les avocats de Tapie estiment qu’un « procès équitable suppose une impartialité des juges et une publicité des débats ». Leur commanditaire n’avait pourtant rien trouvé à redire à l’arbitrage décidé par trois personnes, dont une suspectée de partialité par le passé, qui l’a enrichi au détriment des contribuables… De plus, toujours selon les avocats de Bernard Tapie, la décision de la Commission Arbitrale serait contraire au principe général d’égalité devant le droit : « ces indemnités sont très largement supérieures à celles que peuvent espérer pouvoir un jour percevoir des salariés non journalistes. » Ce qui pour le coup est vrai : la Commission n’intervient que pour les journalistes titulaires d’une carte de presse si bien que l’inégalité qui règne dans les médias français, entre journalistes choyés, sanctuarisés et surprotégés d’un côté, et pigistes, employés en CDD et « bouche-trous » précaires et corvéables à merci de l’autre, est logiquement reproduite. Mais ces conclusions paraissent d’une ironie cruelle au regard, une fois de plus, du caractère exceptionnel du droit, tel qu’il fut appliqué à Tapie lui-même.
L’explication de ces recours procéduriers est pourtant très simple. À Libération, Tapie a lâché crûment la vraie raison : « L’entreprise n’a plus de pognon, ça me choque ». Et lui non plus du reste. En février 2015, la cour d’appel de Paris a en effet annulé l’arbitrage lui accordant 403 millions d’euros. En avril, la même juridiction avait déclaré irrecevable un des recours en annulation. La bataille juridique continue. Mais un autre recours déposé par deux sociétés de Tapie est bien parti pour être mis à la baille puisque l’avocat général estime la demande irrecevable. On sera fixé le 2 juillet.
En attendant, comme le disait Jean-Pierre Martel, avocat du consortium de réalisation (CDR) qui gère l’héritage du Crédit Lyonnais, « l’objectif (…) c’est de gagner du temps (…) un art dans lequel M. Tapie est passé maître ». D’où le recours contre la Commission arbitrale. Si tous ces recours échouent, il devra rendre l’argent dont il a déjà dépensé une partie. Et la galère Provence coulera probablement, ou sera remorquée par un grand groupe de presse régionale.
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