Nous reprenons partiellement, en renvoyant à l’original, une remarquable tribune de Marc Alpozzo, philosophe et essayiste, parue dans le magazine Entreprendre le 16 janvier dernier.
Le départ de BFMTV de Laurent Ruquier, fin décembre 2023 suite à ses faibles audiences, marque un double tournant : d’abord, il prouve que CNews et Pascal Praud ont les reins bien plus solides qu’on ne veut le croire ailleurs mais c’est aussi la fin de l’info-divertissement.
Les 4 minutes de haine bon teint
Les deux dernières décennies ont inventé un produit marketing télévisuel où l’on tournait tout en dérision, à la fois pour s’amuser mais aussi pour se moquer de ce qui paraissait trop sérieux ; pour dégonfler la baudruche et mettre à terre ceux qui nous dépassaient d’une tête. Thierry Ardisson était champion dans le domaine, puisqu’il recevait des invités, qu’il piégeait bien souvent, (voir Maurice G.Dantec, Alexandre Jardin, Mila Jovanovic, etc.) et tandis qu’ils répondaient à ses questions, les invités étaient régulièrement coupés par des blagues humiliantes faites pour les tourner en dérision et amuser le public.
C’était une sorte en lynchage par le rire. On assistait là à ces 4 minutes de haine bon teint qui délectaient une foule de gens anonymes, comme un bon moment cathartique où l’on prenait sa revanche sur les forts.
De la dérision à la désinformation
L’émission de Ruquier jouait sur cette même corde sensible, n’hésitant pas à mêler le gentil et le méchant parmi les journalistes qui interrogeaient les invités (le camp du Mal : Éric Zemmour et le camp du Bien : Michel Polac rapidement remplacé par Éric Nauleau). Les journalistes étaient volontairement vaches, et l’on se marrait de voir ce beau petit monde propret passé à tabac (leur orgueil en prenant un coup !) – Bernard Tapie et Francis Lalanne ayant particulièrement sur-réagi à ce traitement de faveur.
Yann Barthès s’est illustré depuis une dizaine d’années au moins, dans ce lynchage par le rire, de tout ce qui ne correspond pas à son idéologie de gauche libertaire. Son ricanement décontracté, proche d’une certaine bourgeoisie éduquée, mais sensible à toutes les causes humanitaires et humanistes qui font bonne figure en société, est celui du sale gosse piquant et insolent qui faisait rire autrefois en classe, mauvais garçon mais bon élève, poil à gratter et fils de bonne famille, rebelle des bacs à sable et gendre idéal.
Cette destruction des valeurs par le rire moqueur, par la dérision et la désinformation, est la définition parfaite de ce mélange ludique d’information et de divertissement qui sied à une jeunesse informée mais pas trop, insolente et décalée, tout en étant aisée et bien peignée, sensible au bashing et au vide plutôt qu’à la rigueur du journalisme d’investigation. Tout doit être transformé en dérision pour cette jeunesse de trentenaires bobos, parce que tout doit est dérisoire – sauf Marine Le Pen à laquelle il faut faire barrage !
De la manipulation à la propagande
Les deux dernières décennies auront ainsi été fatales à la politique et aux débats, puisqu’on ne devait plus rien prendre au sérieux, sinon les grandes causes de la gauche morale et culturelle, dont Ardisson (monarchiste de gauche), puis Barthès et Ruquier, tous s’en faisaient les grands défenseurs (voir par exemple le lynchage en règle de Zemmour lorsqu’il était venu présenter son Premier sexe ou Doc Gynéco qui soutenait Sarkozy durant sa campagne). Tout ce qui était haut, noble, complexe, difficilement compréhensible devait être raillé, rabaissé, humilié par le rire, les blagues et les moqueries.
On sanctionnait les propos politiques qui déplaisaient aux lunes idéologiques de la gauche par les huées du public et les propos bien-pensants par de lourds applaudissements. Mais tout cela fait aussi partie de ce que Jean-Yves Le Gallou appelle « la société propagande », et cela appartient aux manœuvres de ce qu’il appelle les « démolisseurs de la civilisation », et dont les moyens utilisés sont les ressources audiovisuelles, la publicité, le sport-spectacle, les films, les séries, et l’instrumentalisation des entreprises. On entrevoit bien ici, dans ce panorama, l’infotainment, qui n’est rien d’autre qu’une destruction en règle de l’information pour lui substituer de la propagande.
L’effondrement des audiences
Un peu comme les studios Disney qui, accusés de wokisme, sont tombés en disgrâce aux États-Unis, la fin de Ruquier, avec des chutes d’audience vertigineuses, et le succès de Pascal Praud, sur une chaîne dénoncée par de nombreuses personnalités politiques et journalistiques du service public, prouve que le public n’est plus dupe. Il a compris qu’on ne voulait rien d’autre que l’endoctriner, à travers la télévision, le cinéma, la chanson, les annonces sonores dans les transports publics, les panneaux publicitaires omniprésents, les bandeaux sur les réseaux sociaux, etc.
Il est désormais clair que l’infotainment n’est rien d’autre sinon un concept marketing venu des États-Unis pour manipuler l’opinion publique et nier le réel. Hier, dans les années 70, 80 et 90, on manipulait la réalité. Avec l’arrivée d’Internet, on s’est mis à la nier. La politique était alors présentée sous la forme d’un divertissement sadique, et dans les émissions de politique spectacle, l’on passait littéralement à tabac les invités, en les raillant et les ridiculisant par le rire. Cela venait alors se substituer à la violence physique et cela permettait de faire passer la pilule… » (…)