Première diffusion le 10/05/2019
Il est rare de relever dans un roman contemporain des caractères aussi marqués que ceux de La Bruyère. À la lecture de l’excellent cinquième roman de Patrice Jean Tour d’ivoire édité chez rue Fromentin, nous avons remarqué un de ces caractères que nous qualifierions volontiers de « libéral libertaire ».
Dans le roman Antoine Jourdan et Thomas Dabrowski éditent une revue littéraire Tour d’ivoire, au succès incertain, mais œuvre vive de leurs vies. Ils se heurtent à de nombreux obstacles, manque de moyens, indifférence du public, hostilité des cuistres. Ce sont ces derniers que Thomas décrit dans une page jubilatoire du roman comme les leveurs de papattes. Verbatim.
« Thomas développait une théorie, ou semi-théorie, qu’il appelait « les donneurs de papattes ». Il y était attaché au point d’avoir publié dix ans plus tôt dans Tour d’ivoire un long texte où il exposait son analyse. Selon lui, de même qu’un chien (ou un chien-chien), pour que son maître lui donne un sucre lève la papatte, le progressiste contemporain, lui, pour obtenir un compliment ou une gratification narcissique, lève la papatte, fait le beau, affiche sa révolte contre les injustices, n’a pas de mots assez durs pour combattre tous les replis frileux, tous les racismes, tous les abus, son cœur saigne en continu, face à la marche du monde — et hop, un su-suc! Entre Thomas et moi « susuc » ou « papatte » fonctionnait comme un code secret — partout des papattes se levaient, au café, à la médiathèque, dans la salle des profs, en famille, dans le métro, dans la rue, dans le bus, à la télévision, à la radio, des papattes de tous les âges, de toutes les professions, de toutes les classes sociales, chaque jour, chaque minute, des papattes se donnaient, s’offraient, en l’espoir de récolter des su-sucs, des centaines, des milliers de su-sucs! Quand on avait commencé à repérer le phénomène, on le voyait partout, comme si l’humanité n’avait pas d’autre mission que donner une papatte et bouffer du su-suc. »
Nous laissons le soin à l’honorable lecteur de débusquer les plus assidus leveurs de papattes dans les médias, comme dans les 200 portraits de journalistes figurant sur notre site.
Patrice Jean, Tour d’Ivoire, 2019, éditions rue Fromentin, 244 p, 21 €