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Trois mois parmi les gilets jaunes

5 août 2019

Temps de lecture : 24 minutes
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Trois mois parmi les gilets jaunes

Temps de lecture : 24 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 17/03/2019

Les meilleures enquêtes sur les gilets jaunes ont été réalisées par les journalistes « immergés » tels l’indépendant Vincent Lapierre, Rémy Buisine de Brut ou les reportages aux long cours de la chaine russe RT. Les journaux locaux de province n’ont pas été en reste. Nous avons sélectionné (avec l’autorisation de la publication) un remarquable article de Pierre Escaich paru dans le périodique L’AggloRieuse de Montpellier. Le site de la publication L’AggloRieuse, l’information sans concessions, se trouve ici.

Grande enquête en immersion dans le mouvement, de l’espoir à l’impasse…

Le pre­mier temps fut celui de la fra­ter­nité. Le deux­ième temps, en enfi­lant les « gilets jaunes » de naufragés de la route, ils allaient faire pay­er leurs péages et autres radars qui empêchent de cir­culer libre­ment. Le troisième temps fut celui loin de ses bases, où l’on a vu à Paris, qu’un pou­voir cen­tral­isé qui enferme, enfume, a fait des « gilets jaunes » une foule haineuse, ce qu’ils ne sont pas. Et le qua­trième temps est le retour aux sources qui se perd entre grands blablas, man­i­fes­ta­tions à répéti­tion et cal­culs politi­ciens. La valse à trois temps des « insoumis », du RN et d’En Marche ! nous mène dans une impasse et peut-être un naufrage de haines et de men­songes. Bien­v­enue dans cette his­toire vraie.

Acte I. Ronds-points et fraternité !

J’ai trou­vé géniale l’idée de se retrou­ver sur un rond-point et de sor­tir le gilet jaune qui ne m’avait jamais servi. Un copain m’y a amené, moi qui ai une petite masure dans une cam­pagne avoisi­nante de Mont­pel­li­er. Avec mon pote Albert – Bébert pour les intimes –, on est arrivés avec des crois­sants dès 6 heures, le café était prêt et il fal­lait que l’on s’organise pour tenir notre rond-point. Quelqu’un avait apporté des éti­quettes pour qu’on affiche notre prénom ou notre surnom sur notre gilet jaune. Tout de suite, le tutoiement est de rigueur. « Et toi, Pierre, tu viens d’où ? Tu fais quoi ? » On échange, on s’observe. Ce sont les femmes qui sont les plus nom­breuses, en tout cas les plus vaillantes.

Des four­gons, des voitures de chas­seurs, une bétail­lère avec du bois et des palettes. Cer­tains se sont occupés des ban­deroles de reven­di­ca­tions, d’autres du brasero fait de bidons. Une com­mu­nauté dis­parate se fait jour sans le savoir. Tout est par­ti des réseaux soci­aux et de Face­book, des bistrots aus­si. Nous sommes les nou­veaux Indi­ens, les aven­turi­ers du gasoil, les mer­ce­naires de nulle part, qui en ont marre d’être taxés et de compter sans cesse le moin­dre cen­time d’euros.

Ali­cia, cheveux courts, la quar­an­taine, est petite, un peu forte, un lan­gage un peu brut, franc et gail­lard. Elle a trois goss­es et a lais­sé son mari à la mai­son. Pauline, la trentaine, est plutôt mignonne, douce, les cheveux longs, noirs et bien peignés. J’ai appris qu’elle a deux goss­es et qu’elle a largué son mec, un fainéant. La troisième, Françoise, physique d’une femme qui fut belle mais mar­quée par le tra­vail, très sym­pa, plutôt la cinquan­taine, tient un restau­rant toute seule, par­le bien, est intel­li­gente et posée. Elle sait où elle va. « J’ai fer­mé mon resto pour la journée, il faut être solidaire. »

Café et des petits-beurre

Tout en expli­quant aux gens notre lutte, on se con­va­inc et on cause de nos vies… et de nos prob­lèmes. « Avec leur prime à la casse, même s’ils nous filaient 5 000 €, on ne pour­rait pas les acheter, leurs voitures à 30 000 € ! » Et le sage Mau­rice de dire : « Moi, je viens de faire chang­er les pneus, de faire des répa­ra­tions sur ma vieille Ford Fies­ta, et j’en ai eu pour 500 €. Salée, l’addition, et avec 20 % de TVA, TVA pour pro­duits de luxe, soit 80 € pour l’État ! C’est à pleur­er, nos voitures néces­saires à nos déplace­ments sont leurs vach­es à lait. Heureuse­ment que le garag­iste est arrangeant, je vais pay­er en cinq fois. »
Un peu plus tard : « Tiens, voilà les poulets ! Eh, Jo, tu leur pro­pos­es du café et des petits-beurre. » Le chef est cor­dial, poli, il donne ses con­signes en nous inter­ro­geant. Un peu pater­nal­iste : « C’est bien, les gars, restez comme ça, restez calme ! Vous êtes com­bi­en ? Cinquante ? » Et tan­dis qu’ils pour­suiv­ent leur route, les deux petits jeunes képis qui le suiv­ent me glis­sent : « Aujourd’hui, on n’a pas le droit de met­tre les gilets jaunes régle­men­taires, pour qu’on ne nous con­fonde pas. Mais tenez bon car à nous aus­si, ils nous sup­pri­ment nos primes et ne nous payent pas les heures sup­plé­men­taires. » Ils nous font un clin d’œil en nous ser­rant la main.

Le Polonais, il va payer

Un mau­vais coucheur qui veut forcer le bar­rage, ne voulant pas atten­dre. On le calme avec force et on le retient pour lui mon­tr­er qu’il ne faut pas nous la faire. Un autre nous racon­te une urgence famil­iale, et si on ne le croit pas, on le laisse pass­er. Un jeune « gilet jaune » voudrait forcer un auto­mo­biliste à met­tre son gilet sur le pare-brise pour mon­tr­er sa sol­i­dar­ité. « Éric, on ne force pas, laisse tomber ton idée », lui gueule aimable­ment un vieux.

Un des « gilets jaunes » voit arriv­er une camion­nette imma­triculée en Pologne. Il se cabre, s’excite tout seul, fonce devant avec la bar­rière. Il est arro­gant et silen­cieux, décidé et comme revan­chard. On le laisse puis, dix min­utes plus tard, voy­ant qu’il s’obstine, on l’interroge. « Ah non, les Polon­ais, ils ont tué mon entre­prise de trans­port. Je suis encore routi­er chez un patron, et lui, je vais lui faire pay­er. » Il a fal­lu plus d’un quart d’heure pour qu’il accepte de laiss­er pass­er le Polon­ais. On se chauffe autour du brasi­er, on échange.

Com­merçants, arti­sans, ouvri­ers, sages-femmes, infir­mières, ambu­lanciers, que des tra­vailleurs sur le rond-point ! Pas d’assistés ! Des salaires de mis­ère, une honte jusque-là avalée. Le sen­ti­ment enfin qu’ils ne sont pas seuls à galér­er. La décou­verte que celui qu’on croise sur la route, chez le boulanger ou en grande sur­face ne vit pas mieux que nous. Des vies sou­vent cachées entre Plus Belle la vie, L’amour est dans le pré ou La vil­la des cœurs brisés, ou bien cassées à cause d’un divorce, des crédits à pay­er, et des salaires qui n’augmentent pas, alors que les prix et les tax­es ne s’arrêtent pas de grimper. Heureuse­ment qu’il y a le jardin, la famille, les par­ents pour garder les enfants !

J’ai voté Macron

On cham­bre Pas­cal avec bon­heur, qui a voté Macron et a fait la cam­pagne d’En Marche !. « On a le droit de se tromper ! – Ouais, moi je suis au RN, mais j’ai voté blanc car Marine m’a déçu pen­dant le débat ; elle était nulle. La prochaine fois j’espère que ce sera Mar­i­on ! » fait François… « Tu vois, Éric, le char­p­en­tier, il est de La France insoumise, et lui aus­si il a voté blanc. – Moi, je n’ai jamais voté, ajoute une jeune femme, je n’y com­prends rien et cela ne chang­era rien à ma vie. – Moi, j’ai tou­jours voté, cela n’a rien changé et quand j’ai voté Non à l’Europe, ils n’ont pas tenu compte de nos votes. Mais il faut tou­jours vot­er ! C’est répub­li­cain, on me l’a appris jeune ! »

La journée passe ain­si. Une équipe est par­tie avec des sacs-poubelles noirs pour mas­quer les radars, les bomber, mais pas les cass­er. Ils veu­lent nous vol­er, on les en empêche, c’est légal et les gen­darmes nous lais­sent faire.

Une pre­mière journée faite de ren­con­tres, de chaleurs partagées, mal­gré le froid. Une des lead­ers, la restau­ra­trice, va clore la journée par un speech mobil­isa­teur. « Aujourd’hui, on a retrou­vé le mot “Fra­ter­nité”, celui qui est inscrit sur le fron­ton de nos mairies. Ce n’est qu’un début. Main­tenant, il va fal­loir retrou­ver les mots “Égal­ité” et “Lib­erté”. On ne lâche rien, les copains ! Vous m’entendez ? » On applau­dit, on se chauffe, con­tent d’avoir fait la une des médias. On prévoit une réu­nion pour débriefer et organ­is­er la prochaine. Cer­tains ronds-points ne vont vivre que le same­di, d’autres vont s’installer dans la durée… « Demain matin, on con­tin­ue », dis­ent cer­tains. Les arti­sans, les retraités et ceux qui tra­vail­lent en horaires décalés vont se relay­er. On va con­stru­ire une cabane, don­ner une âme, un PC à notre rond-point. « Les ronds-points sont à nous, ils nous empêchent de tourn­er en rond ! » Le Radeau de la méduse ? Pas vrai­ment un naufrage… Juste une ten­ta­tive de redé­cou­vrir le monde et de se réap­pro­prier sa vie. C’est incroy­able, comme un rêve !

Actes II à V : Viaduc de Millau

Les « gilets jaunes », les invis­i­bles de la périphérie des villes ont revê­tu leurs habits de lumière, celui des acci­den­tés de la route. C’est incroy­able, je n’ai pas dor­mi de la nuit d’avoir ren­con­tré tant de gens aus­si divers, aus­si gen­tils, aus­si réservés, aus­si frater­nels. Des tra­vailleurs pau­vres et des class­es moyennes qui galèrent. Des gens dans la souf­france qui aident d’autres gens dans la souf­france. Beau­coup de mères céli­bataires, des pom­piers bénév­oles, des gens du Sec­ours pop­u­laire, de la Croix-Rouge, des Restos du cœur qui galèrent autant que leurs ayants droit, leurs béné­fi­ci­aires… presque autant !
Malek, un gars qui fait les marchés, est venu avec sa fille nous apporter un cous­cous. C’est un fils de har­ki. « Il est vrai­ment gen­til pour un boug­noule, me fait François, le gars du Renou­veau nation­al. Avec ce cous­cous qui arrache, il ne nous prend pas pour des pédés. » Je le regarde avec une moue de dés­ap­pro­ba­tion, sans rien dire.

François revien­dra me voir plus tard pour m’expliquer qu’il n’est pas raciste, mais que quand même, il y a Arabe et Arabe. « Oui, répondis-je… Et il y a cons et cons, et les cons ne savent pas qu’ils le sont, alors que les Arabes, c’est écrit sur leurs gueules, quand ils ne sont pas berbères ! » On a rigolé, un peu jaune, c’est de cir­con­stance, et on en est resté là. La route est longue pour partager les mêmes valeurs, mais c’est déjà bien de partager les mêmes mal­heurs et les mêmes bon­heurs, comme ce bon cous­cous de Malek et de sa fille.
Jeu­di, comme tous les jeud­is, on a réu­nion à la salle des fêtes du vil­lage, pour faire le point et pré­par­er le same­di suivant.

Temple franc-mac à brûler

Une illu­minée qui par­le d’amour et de tra­vail sur la tran­scen­dance et l’écoute de soi s’appelle Joëlle ; on la laisse par­ler. Elle est gen­tille. Il y a Benoît, le ter­ri­ble, qui pro­pose tou­jours un coup où il serait le héros d’une guerre imag­i­naire. Il a appris qu’il y avait un tem­ple franc-maçon prés d’ici, et il pro­pose qu’on aille le brûler, tout sim­ple­ment. On écoute, per­son­ne ne le reprend. Tout le monde se regarde, et on passe au suiv­ant. Il y a encore ceux qu’on n’a jamais vus et qui racon­tent des sornettes.

Et puis, on apprend qu’on a volé la tire­lire où il y avait plus de 1 000 €, tout de même. Eh oui, c’est une vraie société où il y a les bons, les brutes et les méchants. Ce n’est parce qu’on est « gilet jaune » qu’on échappe aux vicis­si­tudes de la société. Mais là, on accepte, on écoute et on avance.

Une fille, Clé­men­tine, avait mis le RIC à l’ordre du jour. Un mot qui résonne. RIC, Référen­dum d’initiative citoyenne. Quèsaco ? On l’écoute avec bien­veil­lance, mais tout le monde ne com­prend pas tout… Abroga­toire, révo­ca­toire, con­sti­tu­ant et lég­is­latif, c’est quoi ce jar­gon ? C’est encore de la poli­tique. Elle dis­tribue des feuilles. On regardera plus tard. On n’est pas là pour débat­tre, mais pour par­ler action. On agit et après on voit.

C’est comme ceux qui veu­lent mon­ter une asso­ci­a­tion, c’est un truc de vieux. « Tu veux un prési­dent ? On n’en a pas assez d’un ? Déjà, il faut se débar­rass­er de celui-là, et puis pas de chef, juste des porte-parole pro­vi­soires. » On est un col­lec­tif, pas une asso­ci­a­tion, on décide au fur et à mesure. On ne tombe pas dans le piège du pou­voir, qui veut qu’on déclare la man­i­fes­ta­tion, qu’on ait un prési­dent pour le met­tre en prison.

Vinci, Eiffage et Bouygues s’en mettent plein les fouilles

Qu’est-ce qu’on fait same­di ? C’est la ques­tion de tous les jeud­is. Ronds-points, man­i­fs, blocages… de l’Urssaf, du Medef, des impôts, des péages, des fron­tières, des camions qui se sont fait acheter. On fait quoi ? On vote, on fait ce qu’on veut, on suit la majorité, on a les goss­es, on tra­vaille… On fait ce qu’on peut, ce qu’on veut, en fonction.

C’est ain­si qu’avec Bébert on a décidé de rejoin­dre ceux de Lodève pour rejoin­dre ceux de Mil­lau et de l’Aveyron qui vont blo­quer le Via­duc de Mil­lau. « Encore un sym­bole de l’Occitanie et des Vin­ci, Eiffage et Bouygues qui s’en met­tent plein les fouilles sur notre dette, avec la com­plic­ité des poli­tiques », me clame Éric, l’artisan insoumis. « En dix ans, il est payé et rem­boursé, le via­duc, et ils ont un bail de 70 ans où ils nous plument. Il paraît qu’ils per­dent entre 20 000 € et 40 000 € chaque same­di. C’est con mais c’est jouis­sif de savoir cela, tu ne crois pas ? » nous dit-il. Il emporte notre déci­sion. Cov­oiturage direc­tion Aire du Larzac pour 8 heures. Les gen­darmes sont là, les « gilets jaunes » aussi.

Un gros bahut avec remorque, des mecs pro­filés pour ne pas se la jouer, et des femmes décidées. L’une d’entre elles apos­tro­phe un gen­darme en train de faire son boulot : « Et cela ne te gêne pas de pho­togra­phi­er nos plaques d’immatriculation ? Tu veux que je te donne aus­si mon phone et mes men­su­ra­tions ? » Une autre plus polie lui envoie : « Vous feriez mieux de vous occu­per des fichiers S, plutôt que faire votre fichi­er G ! » « Eh oui, c’est Cas­tan­er qui relance les RG, avec son ami Cohn-Ben­dit », jette un jeune bin­oclard bar­bu qu’on n’avait jamais vu.

Allez, en route, on ren­tre sur l’autoroute et on accom­pa­gne le flux des auto­mo­biles en faisant l’escargot, puis on bloque avant la sor­tie de La Cav­a­lerie. C’est très pro ! Cer­tains essayent de se fau­fil­er, mais on les serre. Ils sont pris dans le flot des « gilets jaunes » qui s’arrêtent.

Le bahut qui s’extirpe du con­voi ralen­tit et s’arrête. Il n’a plus qu’à se met­tre en tra­vers. L’autoroute est blo­quée, le via­duc est fer­mé côté sud, et de l’autre côté, ils ont fait pareil. En même temps. Tout est coor­don­né. Le camp se monte : groupe élec­trogène, sono, scie pour couper le bois, bar­be­cue, ban­deroles et tout ce qu’il faut pour bien manger…

Sur ce bar­rage, c’est échanges épars et per­son­nels d’expériences et de numéros de télé­phone. Des gens du Gard, de l’Aveyron, de la Lozère, du Can­tal et même du Tarn et du Puy-de-Dôme se par­lent, l’espace d’une action. Mais c’est surtout la légèreté des occu­pa­tions joyeuses qui fait la pro­fondeur de ce mouvement.

C’est fes­tif ! On pal­abre, mange ou boit un coup. On a tous don­né 5 € pour partager cette journée d’occupation et de lutte.

C’est le prix du pain partagé et des émo­tions échangées. Vers 19 heures, il fau­dra se cla­quer une bise, se dire à same­di, à mar­di, ou à jeu­di peut-être sur tel ou tel rond-point.

Acte VI à IX : Paris brûle-t-il ?

« T’as vu, il y a eu de la castagne à Paris. L’Élysée et les Champs-Élysées, c’est le sym­bole du pou­voir et de l’argent. C’est à nous ! Macron n’a pas com­pris qu’il a été élu par défaut, parce qu’il n’y a per­son­ne pour nous représen­ter et qu’on ne voulait ni des Le Pen, ni de Mélen­chon. – On est apoli­tique et paci­fique, et la plus grande avenue du monde, on a le droit de s’y promen­er, non ? »

On débat sur la vio­lence ! « Mais moi, je vous dis, je suis con­tre la vio­lence, mais s’il n’y avait pas eu cette vio­lence, je vous assure qu’on n’aurait rien obtenu. Il était blanc, il a fait dans son froc, le Macron ! » Et tout le monde d’applaudir, et cer­tains qui étaient mon­tés à Paris de nous racon­ter : le bor­del, le gazage, les tirs de flash-ball, les grenades de désencer­clement ; et puis les bar­ri­cades, les voitures brûlées et le grand n’importe quoi des objets qui volent, des vit­rines qui écla­tent. Cela fai­sait peur. « Les flics étaient débor­dés et cer­tains casseurs bien organ­isés… Et nous, un peu per­dus, entre l’envie de leur en met­tre une, ou de par­tir sans se faire pren­dre. – S’il n’y a pas eu de morts de la police, il y a eu des blessés, des éborgnés, des mains arrachées, et n’oublions pas ceux qui ont été écrasés sur la route. C’est un peu comme pen­dant la guerre d’Algérie, n’est-ce pas Malek » dit un ancien de la FNACA.
Ça vole bas, part dans tous les sens, et Joëlle, l’illuminée, essaye de ramen­er à plus de gen­til­lesse, d’amour et veut qu’on cesse de se faire du mal en cri­ti­quant les autres !

D’autres dis­ent qu’il faut mar­quer une pause durant les fêtes. Beau­coup veu­lent met­tre un pied sur la pédale, quelques-uns dis­ent qu’il ne faut surtout pas s’arrêter, sinon c’est la fin du mou­ve­ment. C’est vrai que cela baisse un peu, un mois après ; mais tous sont d’accord qu’il faut main­tenir pour repar­tir de plus belle, après les fêtes, vers le 10 janvier.

Avec Bébert, une idée nous vient. Et si on allait à Paris ? Un fils, une fille et de la famille à Paris. On asso­cie « gilets jaunes » et fêtes de famille, ce n’est pas incom­pat­i­ble. On n’ira pas trop chez les cousins anti- « gilets jaunes ». On pro­pose à la can­ton­ade, pour organ­is­er un covoiturage.

Roses jaunes pour les CRS

Du 21 décem­bre au 13 jan­vi­er, dates approx­i­ma­tives des vacances sco­laires, ce sera Paris… Les Actes VI, VII, et VIII et IX des « gilets jaunes » seront parisiens ou ne seront pas.

Là, on a tout de suite été dans le bain. C’était le 22 ! Nous avions acheté un bou­quet de ros­es jaunes afin de les offrir aux CRS, façon de mar­quer qu’on les aime et qu’on est vrai­ment paci­fique. Et puis si BFMTV pas­sait par là, ce serait bien qu’ils mon­trent une autre image de notre mou­ve­ment, au lieu d’éructer avec leurs experts des insan­ités sur nos vio­lences, sans voir celles des flics. Leur jouis­sance mal­saine me fait mal au ven­tre, moi le jour­nal­iste « gilet jaune » pas vrai­ment infiltré.

On erre, on se promène… durant des heures, « on promène les flics », c’est la con­signe ! C’est de la manif désor­don­née, au gré des porta­bles. Nous ne sommes mêmes pas les mou­tons du Larzac, ni les tau­ril­lons de la Camar­gue. On nous annonce une arma­da de flics. C’est un expert parisien ès « gilets jaunes » qui nous le dit. Il se moque de nous avec nos ros­es : « Vous allez les bouf­fer, vos fleurs ! »

Place de l’Hôtel de Ville, pas de flics, un marché de Noël très calme, des bou­tiques qui plient au plus vite et ma fille, gilet jaune et fleurs à la main, qui ren­tre dans une bou­tique avant qu’une hôtesse apeurée ne baisse le rideau de fer : « Tenez, n’ayez pas peur, je vous offre une rose ! On est des gen­tils “gilets jaunes” ! » Inter­loquée, la femme s’arrête et regarde pass­er le trou­peau famil­ial chan­ton­nant, avec sa fleur à la main.

De l’autre côté du pont qui tra­verse la Seine, on perçoit une arma­da de CRS casqués, des camions… mais sur la place, c’est dis­cus­sions et décou­vertes. Il fait beau, on flâne même, on regarde, on chante, on lance Mar­seil­laise et slo­gans comme des enfants, et il y a des enfants. Des flics arrivent. L’occasion fait le lar­ron et nous nous appro­chons avec nos ros­es. J’en donne une à une CRS qui a un LBD. Elle est jolie, petite, souri­ante. Elle prend la rose, la met déli­cate­ment sur elle. Et j’en tends une autre à son chef, qui la prend et on échange. Je bal­bu­tie : « Vous savez, on vous aime, vous !… Et vous pou­vez dire mer­ci aux “gilets jaunes”, c’est grâce à eux si vous avez eu votre prime et si vos heures sup­plé­men­taires ont été payées. – On sait bien, autrement on n’aurait rien eu. » Et puis très rapi­de­ment, il reçoit un ordre dans son casque et gueule un ordre à ses hommes. La fille nous bous­cule et part devant nous. J’ai à peine le temps de met­tre une troisième rose dans le gilet d’un troisième gars que c’est vite la panique.

Prononcer le mot « gilets jaunes »

Je n’ai vu que la foule amoureuse et bien­veil­lante et quelques cons. Les mod­érés du mou­ve­ment ont pris une claque, ils étaient révoltés.

On était à peine remis des fêtes qu’on a eu envie de chialer de ce mépris. On a vu des provo­ca­teurs qui bal­ançaient au-dessus des man­i­fes­tants des objets, des gros pétards sur les CRS. Pas malin. J’ai gueulé et ils sont venus me men­ac­er : « T’es pas con­tent, mec ? – Si, si, je suis très con­tent, mais retourne à la mater­nelle jouer aux cow-boys et aux Indi­ens ! » Un attroupe­ment se fait. Il me crache dans les jambes et se casse direct. J’ai eu peur. J’aperçois un groupe de casseurs qui se pré­pare à la bas­ton. Avec Bébert et d’autres, on va voir les CRS. « Regardez-les, ceux-là, ce ne sont pas des “gilets jaunes”, ils se pré­par­ent pour la bas­ton ! » Un flic nous rétorque : « Désolé, on n’a pas d’ordre ! – Mais, allez‑y, bor­del, on vous applaudi­rait ! » Il répond mécanique­ment et impuis­sant : « On n’a pas d’ordre ! » On est par­tis, car ne restaient que les casseurs et quelques « gilets jaunes » sous les yeux des caméras des chaînes d’infos con­tin­ues qui scru­taient le spec­ta­cle et s’en régalaient. Fin de partie !

Le 12 jan­vi­er, je vais à la manif. Ren­dez-vous 14 heures, place de l’Hôtel de Ville.

Nor­male­ment, je devrais ren­con­tr­er d’autres gars du Sud. La manif est bon enfant, musique et déguise­ments sont de sor­tie. C’est de bon augure. Par hasard, je croise, Philippe Pas­cot et son cha­peau pas de sai­son. On s’embrasse. Avec l’auteur de Pilleurs d’État, on a partagé quelques salons sur les lanceurs d’alerte, et des pro­pos sur Manuel Valls à pro­pos du Togo. Il est « gilet jaune » dans le 93, et il est à la recherche de Priscil­lia Ludosky, la lanceuse de péti­tion qui a démar­ré le mou­ve­ment. On ne sait pas pourquoi, mais sans doute à cause de provo­ca­teurs, on a tout de suite été gazés ; puis on est repar­tis vers l’Assemblée nationale. Un monde fou. La manif est blo­quée à 200 mètres de l’Assemblée nationale et il y a encore des gens qui par­tent de l’Hôtel de Ville. On est blo­qués devant des quais et une passerelle, qui est une vraie souri­cière, où des gens sem­blent vouloir pass­er. Mais le pire n’est pas là, on est nassés, c’est-à-dire enfer­més de toutes parts. On essaye de s’échapper car les gaz lacry­mogènes et des tirs de LBD nous assail­lent. On peut pass­er, mais sous con­di­tion : un par un, fouil­lé, et on doit enlever notre gilet jaune. Il n’en est pas ques­tion ! Être « gilet jaune » n’est pas un délit. « Et si on se met­tait à poil, cela vous irait ? » Cela n’a fait rire per­son­ne et on est revenus dans la nasse de la manif, avec nos yeux rouges et l’excitation qui se fai­sait plus grande. De là où nous étions, on a vu que sur la passerelle cela castag­nait dur, et que la presse TV était aux pre­mières loges, bien emmi­tou­flée, casquée.
Enfin, ils nous ont libérés côté boule­vard Saint-Ger­main, évidem­ment là où il y avait des com­merces, des pas­sants qui fai­saient leurs cours­es, flâ­naient dans les bistrots, des travaux avec de quoi exciter les casseurs, et cela n’a pas man­qué. Bar­ri­cades, feux et cours­es-pour­suites. On s’est réfugiés dans un café. Incom­pé­tents ou provo­ca­teurs, c’est la ques­tion qui m’a trot­té dans la tête toute la nuit. Paris, c’est fini ! Je ren­tre à la maison.

Actes X à XII : la dramatique impasse

Si, depuis le 19 jan­vi­er, la mobil­i­sa­tion est repar­tie à la hausse, après la mini-trêve dans des villes comme Albi, Nîmes, Per­pig­nan, Nar­bonne, Car­cas­sonne, ce sont surtout nos cap­i­tales qui ont repris du poil de la bête. Mont­pel­li­er et Toulouse voguent au gré des humeurs des « gilets jaunes » de l’Occitanie qui ne sont plus aus­si assidus. « Gilets jaunes », on l’est tou­jours, mais on ne peut pas l’être tous les jours. Les femmes, Ali­cia, Pauline, sou­vent seules, ont encore leurs enfants et leur vie ; les arti­sans et com­merçants comme Françoise, Éric, et Malek ont leurs clients et leur affaire à faire tourn­er ; les salariés comme François, Paul, Pas­cal et d’autres peu­vent se libér­er quelques samedis et un ou deux soirs. Il n’y a que les retraités et les hand­i­capés comme Mau­rice, Pierre, Alexan­dre, Bébert et Yves, qui peu­vent tenir le choc, surtout que les jeunes ont déserté. Il faut remo­bilis­er la pop­u­la­tion, dit Isabelle, qui s’est fait dis­crète car pas­sant un con­cours d’infirmière, elle n’avait pas trop de temps. Il faut décor­er les vil­lages de gilets jaunes, de guir­lan­des pour mon­tr­er qu’on est bien là. Et Alexan­dre, l’intellectuel syn­di­cal­iste surnom­mé « le soci­o­logue », de rajouter : « C’est une bonne idée, et avec mon groupe, on a pré­paré un ques­tion­naire. On pour­rait aller sur le marché et inter­roger les gens sur leurs doléances. »

Alexan­dre reprend : « Non. Ils ne com­pren­nent que la vio­lence, il faut mon­ter un com­man­do et une cible pré­cise, les impôts ou une banque ! » Tout le monde se tait, per­son­ne ne répond, beau­coup sourient.

Le mouvement se fissure

Au cen­tre du mou­ve­ment des « gilets jaunes », il y a ceux qui veu­lent faire des listes aux européennes et ceux qui les accusent de traîtrise. Les noms d’oiseaux volent et les insultes aus­si. On se crispe ! Il y a ceux qui veu­lent débat­tre et porter les cahiers de doléances, ceux qui veu­lent man­i­fester seule­ment, et puis ceux qui veu­lent débat­tre et con­tin­uer de man­i­fester pour éviter l’arnaque du grand débat de Macron, qui fait son show élec­toral ; et puis aux deux extrêmes, soutenus incon­sciem­ment ou sci­em­ment par ceux qui veu­lent récupér­er les « gilets jaunes », des extrémistes de droite ou de gauche, des grou­pus­cules, fas­cistes ou anar­chistes. Les européennes passent par là. Macron, les « insoumis » et le RN jouent une par­tie à trois fort dangereuse.

Les sondages attisent les peurs et nour­ris­sent les haines. Le petit groupe autour de Benoît par­ti­ra. Ils iront pour les uns du côté des Black Blocs, et pour les autres du côté des fas­cistes anti­juifs et anti-francs-maçons. La vio­lence et l’impasse sont là. Mais la majorité ne veut ni des uns ni des autres et se veut apoli­tique. Per­son­ne n’est poli­tique­ment cor­rect. L’impasse est là !

Et si cer­tains veu­lent d’un vrai grand débat, les autres se per­dent dans des man­i­fs épars­es, à Mont­pel­li­er, Toulouse, Albi, Per­pig­nan, Nîmes.

Les com­merçants des villes en ont marre, n’en peu­vent plus, et ceux des cam­pagnes sont fatigués. Ils retirent leurs gilets jaunes, même s’ils restent « gilets » de cœur. Ce sont tou­jours les gros qui tirent les mar­rons du feu. Ama­zon est l’exemple type, et ses pubs sur les petits arti­sans et com­merçants font aus­si mal que les samedis des « gilets jaunes » : ils com­men­cent bien, mais finis­sent mal en général !

« La sor­tie du mou­ve­ment par le haut, le pou­voir n’en a pas voulu, il n’a jamais ten­du la main. » Ce sera ma con­clu­sion pro­vi­soire, d’un vrai-faux « gilet jaune », d’un infil­tré de l’Agglo-Rieuse qui a été con­quis par leur cause. « Je suis défini­tive­ment un “gilet jaune”, celui de la pre­mière heure, de l’espoir, qui ne veut pas d’un naufrage, et qui sent bien qu’on est dans une impasse. »

J’ai peur, je suis triste et je pense aux com­merçants qui souf­frent, comme je pense aux yeux éborgnés, aux mains arrachées, aux morts enter­rés. Tout, cela pour ça…

Pierre Escaich

Christophe Beck­er via Flickr (cc)

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