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L’UE contre la désinformation ou pour le contrôle de l’information ?

29 décembre 2021

Temps de lecture : 10 minutes
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L’UE contre la désinformation ou pour le contrôle de l’information ?

Temps de lecture : 10 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 02/11/2021

« L’UE doit intensifier son action de lutte contre la désinformation », estimait en juin dernier la Cour des comptes européennes dans un communiqué accompagnant la publication de son rapport spécial « La désinformation concernant l’UE : un phénomène sous surveillance mais pas sous contrôle ».

Résumé du communiqué

Pour ceux qui n’auraient pas envie ou pas le temps de se far­cir ce rap­port de 78 pages, le com­mu­niqué du 3 juin nous résumait ses con­clu­sions dans les grandes lignes :

« La dés­in­for­ma­tion est un prob­lème grave, qui prend de l’ampleur dans toute l’UE. En 2018, l’UE a pub­lié un plan d’action pour lut­ter con­tre ce phénomène. S’il a été bien conçu au départ, ce plan s’avère incom­plet. Sa mise en œuvre est glob­ale­ment en bonne voie, mais il ne suf­fit pas à con­tr­er les men­aces émer­gentes. Telle est la con­clu­sion d’un rap­port spé­cial pub­lié aujourd’hui par la Cour des comptes européenne. Les audi­teurs ont con­staté qu’une plus grande coor­di­na­tion est néces­saire au niveau de l’UE et que les États mem­bres doivent s’impliquer davan­tage, par exem­ple dans le sys­tème d’alerte rapi­de. Il faut aus­si amélior­er le suivi des plate­formes en ligne, ren­forcer leur oblig­a­tion de ren­dre compte et inscrire la lutte con­tre la dés­in­for­ma­tion dans une stratégie européenne d’éducation aux médias qui soit cohérente, et qui fait actuelle­ment défaut. »

Comme le remar­quent les auteurs du rap­port, si la poli­tique de lutte con­tre la dés­in­for­ma­tion est sous-financée au niveau de l’UE et n’a pas été mise à jour depuis 2018, il existe depuis décem­bre 2020 un « plan d’action pour la démoc­ra­tie européenne » de la Com­mis­sion européenne, avec des mesures pour faire « face aux défis aux­quels nos sys­tèmes démoc­ra­tiques sont con­fron­tés du fait de la mon­tée de l’extrémisme et de la dis­tance perçue entre les citoyens et les respon­s­ables poli­tiques ». Le troisième volet de ce plan, c’est juste­ment « la lutte con­tre la dés­in­for­ma­tion et les ingérences étrangères ».

La Russie visée

On s’en doute, quand il est ques­tion d’ingérences étrangères, c’est la mythique ingérence russe qui est visée, ce que nous con­firme le rap­port pub­lié en juin par la Cour des comptes européenne. En effet, « l’UE a com­mencé à agir con­tre la dés­in­for­ma­tion en mars 2015, lorsque le Con­seil européen a invité la haute représen­tante de l’Union pour les affaires étrangères et la poli­tique de sécu­rité (ci-après la ‘haute représen­tante’) à éla­bor­er, en coopéra­tion avec les États mem­bres et les insti­tu­tions de l’UE, ‘un plan d’action sur la com­mu­ni­ca­tion stratégique’ pour ‘con­tr­er les cam­pagnes de dés­in­for­ma­tion menées par la Russie’. Cela a con­duit à la créa­tion, au sein du Ser­vice européen pour l’action extérieure (SEAE), de la divi­sion des com­mu­ni­ca­tions stratégiques («Strat­Com») et de la pre­mière de ses task forces, ayant pour mis­sion de lut­ter con­tre la dés­in­for­ma­tion provenant de l’extérieur de l’UE (Russie) et de con­cevoir et de dif­fuser dans le voisi­nage ori­en­tal de l’UE des com­mu­ni­ca­tions stratégiques pos­i­tives (à tra­vers sa cel­lule d’information bap­tisée ‘task force East Strat­Com’). En 2017, deux task forces Strat­Com sup­plé­men­taires ont été créées, l’une pour le voisi­nage mérid­ion­al et l’autre pour les Balka­ns occi­den­taux. »

On notera au pas­sage que tan­dis que la Russie mène « des cam­pagnes de dés­in­for­ma­tion » dans l’UE, l’UE se con­tente « de con­cevoir et de dif­fuser dans le voisi­nage ori­en­tal de l’UE des com­mu­ni­ca­tions stratégiques pos­i­tives » (du point de vue de l’UE).

Ain­si qu’on peut le lire dans le rap­port de la Cour des comptes européenne, la task force East Strat­Com a « expressé­ment pour mis­sion de ‘con­tr­er les cam­pagnes de dés­in­for­ma­tion menées par la Russie’. Il s’agit donc de cibler un seul acteur extérieur mal inten­tion­né plutôt que de pro­téger l’Europe con­tre la dés­in­for­ma­tion d’où qu’elle provi­enne. » Les deux autres task forces (sud et Balka­ns) n’avaient pas pour objec­tif de répon­dre aux cam­pagnes de dés­in­for­ma­tions – réelles ou inven­tées – d’une puis­sance étrangère mais de « ren­forcer les activ­ités de com­mu­ni­ca­tion dans leurs régions respec­tives ». Au sud de l’Europe et dans les Balka­ns, c’est donc l’UE qui recon­naît porter les pre­miers coups dans la guerre de l’information.

Les États-Unis ménagés ou carrément ignorés

Pour con­tr­er la « dés­in­for­ma­tion » russe, les activ­ités des trois task forces com­pren­nent la sur­veil­lance des médias et, dans ce domaine, comme nous l’explique le rap­port de la Cour des compte européenne, elles « se con­cen­trent large­ment sur les médias inter­na­tionaux russ­es, les canaux de com­mu­ni­ca­tion offi­ciels russ­es ain­si que les médias par procu­ra­tion, et/ou les médias inspirés/mus par le dis­cours de la Russie qui opèrent dans l’UE et son voisi­nage ». Comme le remar­que le rap­port, les autres acteurs qui pour­raient poten­tielle­ment men­er des cam­pagnes de dés­in­for­ma­tion, comme par exem­ple la Chine, ne sont pas pris en compte. Le rap­port ne men­tionne curieuse­ment pas les États-Unis, leurs agences gou­verne­men­tales, leurs puis­sants médias et leurs richissimes et très influ­entes fon­da­tions privées (Ford et Open Soci­ety, pour ne citer que les prin­ci­pales qui arrivent même à influer sur les rap­ports spé­ci­aux de l’ONU) qui pour­tant exer­cent leur influ­ence avec des moyens dont la Russie de Pou­tine ne peut que rêver.

Et d’ailleurs, la Cour des comptes européenne remar­que que « Le pro­jet EUvs­Dis­in­fo a toute­fois essuyé des cri­tiques par le passé. Il a par exem­ple été mis à l’index par le par­lement néer­landais en 2018 pour avoir attribué à tort des faits de dés­in­for­ma­tion russe à un jour­nal local néer­landais. Par ailleurs, cer­tains cas pub­liés sur le site d’EUvsDisinfo ne représen­tent pas une men­ace pour les démoc­ra­ties européennes ». Le pro­jet EUvs­Dis­in­fom c’est « le ver­sant pub­lic et la tête de pont des efforts déployés par l’UE pour lut­ter con­tre la dés­in­for­ma­tion, ain­si que le prin­ci­pal pro­duit de la task force East Strat­Com en la matière. Il dis­pose d’une base de don­nées open source inter­ro­ge­able, dans laque­lle fig­u­raient plus de 9700 cas de dés­in­for­ma­tion au 1er octo­bre 2020. »

Ce pro­jet se con­cen­tre sur la Russie depuis ses débuts en 2015 et il « a con­tribué à sen­si­bilis­er à la dés­in­for­ma­tion russe ain­si qu’à influer sur la per­cep­tion de la men­ace qu’elle représente pour l’UE et ses États mem­bres ». En bref, c’est un peu la ver­sion européenne, ren­due per­ma­nente, des enquêtes sur les fameuses ingérences russ­es dans la cam­pagne prési­den­tielle améri­caine de 2016 et dans la cam­pagne qui a précédé le référen­dum de 2016 sur le Brex­it. Deux cas où le scan­dale des ingérences russ­es a finale­ment fait un flop après moult enquêtes : il n’y avait rien ou très peu, en tout cas pas plus que « des com­mu­ni­ca­tions stratégiques », et encore…

Un objectif purement politique

Cette ori­en­ta­tion axée sur la Russie et ses médias inter­roge un peu, d’autant que, comme le démon­tre depuis plusieurs années par ses arti­cles I’Obser­va­toire du Jour­nal­isme, même les médias européens, y com­pris français, ne sont pas en reste en matière de dés­in­for­ma­tion, sans par­ler des insti­tu­tions de l’UE quand cela les arrange. Et d’ailleurs le rap­port de la Cour des comptes européenne le recon­naît ouverte­ment, « Les man­dats des task forces Strat­Com sont de nature poli­tique. Ils n’énoncent pas explicite­ment leurs objec­tifs stratégiques et ne reposent pas sur une base juridique solide. »

Heureuse­ment, comme on peut le lire dans le rap­port de la Cour des comptes européenne, l’UE dis­pose de très peu de moyens pour sa lutte con­tre la dés­in­for­ma­tion, mais cela pour­rait chang­er, comme le deman­dent d’ailleurs ses auteurs.

Les réseaux sociaux aussi

Un autre sujet qui pour­rait sus­citer l’inquiétude du citoyen moyen épris de lib­erté d’expression, mais pas des auteurs du rap­port, c’est la pres­sion mise sur les médias soci­aux (Face­book, Twit­ter et con­sorts), pour qu’ils accentuent leur lutte con­tre la « dés­in­for­ma­tion ». Un code de bonnes pra­tiques présen­té par la Com­mis­sion européenne et signé par 16 plate­formes en ligne prévoit des mesures qui « impliquent notam­ment d’assurer la trans­parence de la pub­lic­ité à car­ac­tère poli­tique, de fer­mer les faux comptes ou encore d’empêcher les pour­voyeurs de fauss­es infor­ma­tions de gag­n­er de l’argent ». Or on sait par exem­ple que les grands sites d’information con­ser­va­teurs se plaig­nent plus sou­vent que les autres de voir leurs revenus pub­lic­i­taires coupés sans expli­ca­tions par les médias soci­aux améri­cains qui ont déjà maintes fois prou­vé leur pen­chant idéologique à gauche. L’Observatoire du Jour­nal­isme a d’ailleurs déjà fait par­tie des vic­times de cette cen­sure de l’information exer­cée par un média social améri­cain avec lequel la Com­mis­sion col­la­bore. Mais puisque la Cour des comptes européenne nous explique la main sur le cœur que « l’UE est le pre­mier acteur sur la scène mon­di­ale à ten­ter de trou­ver un sub­til équili­bre entre pro­tec­tion de la lib­erté d’expression et lim­i­ta­tion de la prop­a­ga­tion malveil­lante de fauss­es infor­ma­tions préjudiciables »…

On con­naît pour­tant la cen­sure à la hache pra­tiquée (et revendiquée) par les médias soci­aux améri­cains en matière d’information sur la pandémie de Covid-19 et sur les vac­cins. Mais juste­ment, « le code de bonnes pra­tiques a fourni à la Com­mis­sion un cadre pour inter­a­gir avec les plate­formes de médias soci­aux dans la per­spec­tive des élec­tions européennes de mai 2019, puis au cours de la pandémie de COVID-19 dans le but d’atténuer les effets négat­ifs de l’’infodémie’ qui en a découlé. »

On note au pas­sage que la Com­mis­sion européenne, en agis­sant pour le compte des 27, a choisi de con­fi­er le fil­trage des infor­ma­tions sur la Covid-19 à des acteurs étrangers, mais pas russ­es, et donc tout va bien. Résul­tat exposé (et van­té) dans le rap­port de la Cour des comptes européenne :

  • « Google a blo­qué ou sup­primé plus de 82,5 mil­lions de pub­lic­ités liées à la COVID-19 au cours des huit pre­miers mois de 2020, tan­dis que Microsoft Adver­tis­ing a, rien qu’au mois d’août 2020, empêché la dif­fu­sion auprès des util­isa­teurs des marchés européens de 1 165 481 pub­lic­ités soumis­es con­cer­nant la COVID-19 ; 
  • les recherch­es en ligne effec­tuées via le moteur Bing de Microsoft mon­trent qu’en août 2020, plus de 4 mil­lions d’utilisateurs de l’UE ont con­sulté des sources faisant autorité con­cer­nant la COVID-19. Face­book et Insta­gram ont indiqué que plus de 13 mil­lions d’utilisateurs de l’UE ont vis­ité leur ‘cen­tre d’information sur le coro­n­avirus’ en juil­let et plus de 14 mil­lions en août ; 
  • Face­book a apposé des éti­quettes d’avertissement ren­voy­ant à des véri­fi­ca­tions d’informations dou­teuses con­cer­nant la COVID-19 sur 4,1 mil­lions de con­tenus dans l’UE en juil­let et 4,6 mil­lions en août.»

La Cour des comptes européenne relève quand même cer­tains prob­lèmes, comme « le manque de trans­parence sur la façon dont les sig­nataires met­tent en œuvre le code », « le car­ac­tère autorégu­la­teur du code », « le manque de clarté quant au champ d’application », etc.

La poli­tique de dés­in­for­ma­tion de l’UE com­porte aus­si un volet « édu­ca­tion aux médias » sur lequel on ne s’attardera pas ici puisqu’il « incombe aux États mem­bres » et que « Le rôle de la Com­mis­sion con­siste à encour­ager la col­lab­o­ra­tion et à faciliter les pro­grès dans ce domaine ». Il est tout de même intéres­sant de voir que sur 320 événe­ments organ­isés par les États mem­bres pen­dant la Semaine européenne de l’éducation aux médias de 2019, 149, c’est-à-dire près de la moitié, l’ont été en France. Mais s’agit-il d’éducation ou de rééducation ?

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