La narration simpliste des médias occidentaux du début du conflit russo-ukrainien semble parfois loin derrière nous. Le Guardian est revenu sur certaines de ses erreurs, le New York Times pose la question de la responsabilité US dans le conflit, le Washington Post compare le rôle des États-Unis au Yémen à la guerre de la Russie en Ukraine, alors que l’influent Robert Kagan était déjà passé aux aveux dans Foreign Affairs en avril. Au cours de la première quinzaine de juin, deux articles de Hal Brands, historien adepte de l’unipolarité américaine et professeur à l’université Johns Hopkins, parus dans Bloomberg, participent de cette logique de déballage susceptible d’esquinter sérieusement la version admise à l’Ouest sur le conflit.
« Le monde n’a pas besoin d’une Amérique plus modérée »
C’est le titre d’un article de Hal Brands paru dans Bloomberg le 1er juin 2022 dans lequel l’auteur se dresse contre ceux pensant que les États-Unis devraient cesser de s’impliquer en Europe, au Moyen-Orient et ailleurs — un désengagement qui, selon lui, entraînerait une instabilité mondiale.
L’affaire ukrainienne est d’après Brands l’occasion de montrer à nouveau au monde les vertus de la puissance américaine. Sans elle, la « prédation autocratique » prendrait encore plus d’ampleur, le mal étant d’une « persistance obstinée. »
Hal Brands contre les « restrainers »
Les « restrainers » sont les ennemis jurés de Hal Brands. Il s’agit des voix états-uniennes critiques de la politique étrangère d’intervention de Washington. Les adeptes d’un réalisme exempt d’idéologie (John Mearscheimer par exemple), les milieux libertariens, le sénateur Ron Paul, les pacifistes, certains progressistes ferraillant contre le mondialisme US qu’ils accusent de servir de couverture à l’impérialisme et au néolibéralisme, ou encore les nationalistes comme le sénateur John Hawley.
Hal Brands se félicite de la perte d’influence de ces chapelles au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. Avec le retrait des troupes US d’Afghanistan, ces voix avaient gagné en surface, les voilà désormais au pied du mur, peinant à convaincre sur le conflit entre Kiev et Moscou, selon le chroniqueur de Bloomberg, même si leur voix se fait de plus en plus énergique.
The Ukraine war may have initially marginalized the restraint coalition–but now the conflict is energizing that group. My latest for @opinion @AEIfdp @KissingerCenter https://t.co/MquSURaQ0c
— Hal Brands (@HalBrands) June 1, 2022
In our army we trust
Brands fustige les modérés qui pensent que le soutien des États-Unis à l’Ukraine coûte trop cher. Il est vrai que depuis le début du conflit, Washington a déjà dépensé plus pour l’Ukraine que le budget annuel de la Défense français. Les esprits mal-placés y verront avant tout une aubaine pour le complexe militaro-industriel américain, qui ronge son frein depuis le retrait d’Irak et encore plus depuis le départ des troupes US d’Afghanistan l’année dernière. L’auteur plaide par ailleurs pour un accroissement des dépenses militaires dans le Pacifique, une question urgente à ses yeux.
Cette hypothèse du manque à gagner à combler est notamment celle défendue depuis mi-mars par Marc Eichinger — une analyse difficilement attaquable, surtout qu’il ne peut aucunement être reproché à ce spécialiste des renseignements et des questions militaires d’être proche de Moscou.
Joe is back
Le chroniqueur de Bloomberg voit aussi une tentative de retour en force des trumpiens, qu’il dénigre en transformant leur slogan en « America last ». Les médias européens ont tendance à sous-estimer l’importance des questions de politique interne américaine dans ce conflit opposant la Russie à l’Ukraine.
Joe Biden joue le tout pour le tout avec cette affaire. En 2021, il critiquait encore la politique étrangère américaine en parlant de l’impossibilité de mener des « guerres perpétuelles ». Le contexte a changé, et il tente désormais d’écraser ses adversaires internes en montrant aux Américains que sa position ferme sur le cas Poutine est la seule qui soit possible.
Cela a pour conséquence de radicaliser sa gauche et sa droite — et donc de les pousser à la faute —, alors que la guerre risque d’évoluer en fonction des résultats des élections de midterm qui se tiendront en novembre. Des angles dont la presse européenne fait très peu état ! Le faire reviendrait à avouer que si le président Biden tient tant à sauver le monde c’est en partie parce qu’il veut sauver son assise politique au niveau national. Mais peut-être aussi, comme nous l’avons vu plus haut, pour sauver l’industrie d’armement américaine.
Vaincre la « férocité » de Poutine ?
Dernière attitude déplaisant à Hal Brands : l’idée selon laquelle il ne faudrait pas humilier Poutine, qui risquerait alors de ne pas avaler une défaite cuisante et de devenir encore plus féroce. Notons que c’est ce positionnement, dont on peine évidemment à savoir s’il est sincère, qu’a adopté récemment le président Macron et qui a provoqué la colère des Ukrainiens.
Hal Brands pense toutefois que l’issue de ce conflit est incertaine. Comme Robert Kagan, il croît sans doute qu’il est déjà trop tard pour infliger une défaite sans équivoque à la Russie. Son deuxième article, publié le 9 juin dans Bloomberg et intitulé « A Long War in Ukraine Could Bring Global Chaos » (Une longue guerre en Ukraine pourrait déboucher sur un chaos mondial), discute d’ailleurs la possibilité d’une guerre longue, c’est-à-dire d’un pourrissement du conflit.
Fin du mythe de la Russie à genoux
À la lecture de cet article du 9 juin, on comprend bien que Hal Brands ne croît pas un instant à la narration évoquant un Poutine à bout de souffle en raison des sanctions occidentales. Selon lui, Poutine jouerait habilement de cette situation économique. Non seulement en profitant de la hausse des prix des hydrocarbures — un point tellement évident que Brands ne l’évoque même pas —, mais surtout en poussant le président Zelensky à se radicaliser et à passer chaque jour un peu plus pour un mendiant auprès des Occidentaux.
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La Russie a gagné 93 milliards d’euros via ses exports fossiles en 100 jours de guerrehttps://t.co/zaxrZI229i pic.twitter.com/BwQYvfCJkK— BFMTV (@BFMTV) June 13, 2022
Car c’est ce que Brands craint : qu’un sentiment de fatigue des Occidentaux ne se mette à prendre l’ampleur concernant Zelensky. Les demandes en liquidités et en armes de ce dernier commencent à être trop tapageuses, la question de l’utilisation de ces fonds à des fins oligarchiques est posée, et ses sponsors risquent de s’en lasser, de « ne plus le voir comme une source d’inspiration mais comme un fardeau », explique Hal Brands.
La répartition des rôles dans le théâtre ukrainien
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Brands n’accorde que très peu d’importance aux acteurs politiques européens. Pour lui, c’est à se demander s’ils existent autrement que par leur rôle consistant à être les spectateurs émus et larmoyants d’une pièce se jouant entre Moscou et Washington. Zelensky n’étant quant à lui pas grande chose non plus, si ce n’est l’élément le plus agité de ce spectacle tragique.
Hal Brands fait voler en éclat le mythe de la « contre-offensive ukrainienne » : l’armée ukrainienne se défend mais elle est en grande difficulté. Il relate aussi sans complexe le rôle direct des Américains dans ce conflit, notamment en matière de renseignement. Il n’y a qu’un pas pour qu’il écrive que Moscou et Washington règlent des grandes questions par Ukrainien interposé, et que le prix des vies ukrainiennes est proche de zéro. Nous sommes bien loin de la narration initiale concernant ce conflit…
🔴 Guerre en Ukraine : Biden estime que Zelensky n’a pas écouté ses avertissements ⤵️https://t.co/WKIY2PSPGy
— Valeurs actuelles ن (@Valeurs) June 11, 2022
Les masques commencent à tomber : Zelensky ne sera bientôt plus considéré comme un héros, cette guerre est une bénédiction pour ceux à Washington n’acceptant pas le déclin de la puissance américaine, la « guerre économique » menée contre la Russie a surtout pour objectif de soumettre encore plus les Européens à Washington, si Moscou et Washington le souhaitent, l’Ukraine sera partagée/mise sous protectorat/découpée/répartie/dépecée en un claquement de doigt. La lecture attentive de Hal Brands permet de comprendre tout cela.
Une conclusion qui vous étonnera : lisez la presse américaine !
L’OJIM a été l’un des premiers médias français à appeler à la prudence en matière d’information dès le début du conflit russo-ukrainien. Un avertissement qui était le bienvenu si l’on considère la masse d’informations, destinées à troubler la compréhension de l’affaire ukrainienne, qui s’est depuis répandue à travers les canaux occidentaux.
Il est désormais possible d’y voir plus clair, notamment grâce à un suivi de ce qui est publié aux États-Unis. Cette guerre montre assurément une chose : la faiblesse des Européens à tous les niveaux, le secteur de la presse européenne ne faisant pas exception. Qu’il y ait un net décalage entre la réalité et la propagande de guerre occidentale, cela ne fait désormais plus de doute et peut difficilement être contesté.
Ne jamais croire sa propre propagande
Il existe toutefois une différence dans la manière de mener la guerre de l’information en Europe et aux États-Unis. Les Américains ne sont pas dupes, et ne croient pas la moitié de ce qu’ils disent. Les Européens, oui. Ce qui leur donne le tournis et les met dans des situations ridicules et absurdes. L’avertissement que formulait en son temps Pablo Escobar est aussi vrai en matière de propagande de guerre : « Ne jamais consommer sa propre marchandise ! », comprendre en l’espèce : « Ne jamais croire sa propre propagande ! »
Il faut donc hélas fuir le gros de la presse européenne pour être en mesure de comprendre quelles sont les intentions des uns et des autres en Ukraine. Lisez la presse américaine — et anglaise, en faisant abstraction du côté sensationnaliste des tabloïds —, mais aussi asiatique (en langue anglaise…). Une défaite de plus pour les Européens.