L’Ojim se penche régulièrement sur le conformisme et le « politiquement correct » dont la presse nationale fait souvent preuve dans le traitement de l’information, traitement qui finit par donner une image déformée de la réalité dans laquelle plus personne ne se retrouve. Ceci explique certainement en partie l’éloignement des lecteurs, lassés de trouver dans leur journal des leçons de morale plutôt que des informations et des analyses leur permettant de se forger leur propre vision du monde.
Mais quid de la presse régionale ? Est-elle plus « libre » que nos grands médias nationaux ? Pas sûr… L’Ojim a déniché un journaliste « pigiste » travaillant pour un titre régional qui a accepté de nous faire part de son expérience de journaliste. D’une plume vive et acérée, notre journaliste nous livre ainsi la manière dont il a à couvrir des évènements locaux pour son journal que nous appellerons L’Écho des Régions. Car, il est bien entendu qu’un tel travail d’analyse au scalpel ne pouvait se faire qu’anonymement… au risque de s’arrêter dans la seconde. Si les restaurants n’aiment pas que l’on exhibe leur cuisine, il en va de même pour les journaux. Les noms, les lieux, les dates ont donc été modifiés de manière à ce qu’on ne puisse rien recouper. Au-delà du rire que peuvent provoquer les situations de notre journaliste (véridiques, cela va sans dire), c’est aussi un portrait de la France postmoderne qu’il nous propose. Voici le premier article de notre agent double…
J’avais déjà ma petite idée quant à l’accueil en empruntant cette rue du centre-ville. L’expérience m’avait appris que si les mots festif, citoyen et convivial étaient réunis dans le même communiqué de presse, il fallait s’attendre à être traité de la façon la plus désastreuse, à être considéré d’office comme un imbécile heureux, voire une vermine standard, surtout si le mot engagé côtoyait les précédents – c’était le cas.
L’événement à couvrir était la énième édition du Tajine des Soleilles. Intitulé délirant à l’orthographe délirante qui en disait long sur l’organisateur : Gilbert Jacquard, 64 ans, grand manitou du Comité de Veille Contre le Racisme et pour la Promotion du Partage. Le CVCRPP, n’était autre qu’une de ces innombrables associations subventionnées par les collectivités territoriales ; un de ces organismes n’ayant de cesse de fustiger le pouvoir, mais marchant main dans la main avec lui et s’autorisant, à l’occasion, quelques gros câlins en coulisses.
Si le quartier n’est pas de ceux que l’on traverse avec insouciance – sinon nourri du désir secret d’en finir – on ne peut pas dire non plus que cette placette médiévale soit l’archétype de la cité dite sensible : façades ravalées, arcades élégantes, colombages, fontaines, terrasses de cafés ombragées et verdures variées. Au premier coup d’œil, un charme indéniable domine. Au deuxième, la vision de ces terrasses exclusivement occupées par des hommes provoque un certain malaise, un trouble à l’intérieur duquel foutre le camp s’impose comme l’option la plus saine. D’ordinaire, un cerveau non pathologique détecte ces choses-là dans un délai restreint, de même que l’on ne reste pas nager avec des requins que l’on ne connaît pas. Même pour rire.
À mon arrivée, les sentinelles sont déjà là. Deux préadolescents à vélo m’escortent à leur façon, l’un se collant à mes talons, l’autre décrivant des cercles autour de moi en ponctuant sa chorégraphie de crachats démesurés. Devant le siège du CVCRPP, un des deux hommes dressant la table sous chapiteau me fait signe de patienter à l’entrée, avant de s’engouffrer dans les locaux.
– Un type de L’Écho des Régions attend dehors.
– Eh bien, il peut attendre ! Moi, ça fait des années que j’attends ! gueule alors une voix qui, selon toute vraisemblance, appartient à Gilbert Jacquard.
Rompu à ce type de spectacle, je prends l’initiative de me passer d’intermédiaire et entre dans le hall. Sur les murs, de grandes affiches titrent : Le Tajine des Soleilles. En illustration : des enfants hilares et de toutes les couleurs forment une ronde autour de la terre. Gilbert Jacquard évite mon regard, feint l’agitation et vocifère en prenant ses deux aides à témoin, un peu comme si j’avais gâché sa vie.
– Quarante années à promouvoir le partage ! À dénoncer l’oppression ! La montée des extrêmes ! Et rien ! Sinon des articles de merde ! Alors ça ! Il peut attendre L’Écho des Régions !
Je le laisse poursuivre sur ce mode une petite minute, jusqu’à ce que son visage congestionné ne menace d’exploser, sur quoi je l’invite poliment à abréger son cirque. Si je suis là, c’est qu’il a lui-même convoqué le journal ; journal que je lui suggère d’aller incendier directement, n’y voyant aucune objection à titre personnel. J’ajoute enfin que je n’ai pas toute la journée.
Passé ce stade, l’attrait de la notoriété – aussi dérisoire soit-elle – transforme généralement le résistant de toujours au caractère de feu en rabatteur obséquieux qui ne louperait aucune occasion pour vendre sa came.
– C’est que j’essaie de faire bouger les choses, moi, se justifie alors Gilbert Jacquard sur un ton devenu coulant. Vous avez lu le communiqué de presse ?
Je l’avais lu et, sans surprise, le discours de Jacquard était à l’avenant, l’exaltation en plus. Le Tajine des Soleilles se voyait comme un banquet festif, convivial, citoyen et engagé, ouvert à tous, et dont l’objectif était de promouvoir le migrant en tant que soleil venu apporter ses lumières. Rien de moins. Le rendez-vous prétendait être un moment d’échange, de partage, dans le respect des valeurs du métissage – valeurs nébuleuses auxquelles la ville et le pays devaient, selon lui, quasiment tout.
– Vous pourrez ajouter dans votre article, que les soleils venus de Libye sont d’ailleurs à l’honneur aujourd’hui, en tant que derniers arrivants. Des soleils qui ne manqueront pas de nous éblouir de mille lumières dans les mois à venir, à l’instar des communautés précédentes.
Je me risque à l’interroger sur l’orthographe de soleilles, tandis que les regards en notre direction se font toujours plus appuyés, pour ne pas dire comminatoires.
– Cette petite fantaisie symbolise notre souci d’égalité entre les sexes, mais aussi le refus des carcans. C’est important. Il faut lutter sur tous les fronts.
Sur la place, visiblement, plus de soleils que de soleilles. Aucune soleille en vérité. Question diversité, une implacable uniformité question origines – Afrique du Nord, principalement – nuancée seulement par notre présence, Jacquard et moi-même ; nuance bien fade au regard du discours. Quant à la convivialité, les quelques trente personnes tirant la gueule à table ne font guère figure d’illustration. Mais enfin, le conte de fée chargé en UV que se raconte ce type depuis 40 ans semble lui rendre toute évidence impropre à l’analyse – quelque chose avait probablement fondu à l’intérieur de lui-même, l’éblouissement était total.
Ayant noirci une demie-page de notes inutiles et joué mon rôle de figurant, restait alors la dernière étape de ma basse mission : prendre une photo censée capter l’atmosphère de l’événement.
– Non, non ! Rangez ça !
Jacquard vacille, Jacquard chancelle, sa voix tremble. Le résistant de toujours se met à suinter. J’ai rengainé mon appareil sous la pression de ses doigts serrant mon poignet. J’essaie de cerner l’origine du trouble. Jacquard reprend, à voix basse, en m’entraînant dans un couloir.
– Non, pas de photo ici… Ce sont… C’est… Les jeunes… Ils… On ne peut pas…
Parvenu dans ce qui semble être une cuisine, j’aperçois la seule soleille de la fête, de dos, les hanches larges, occupée à remplir des assiettes à la louche.
Jacquard me fait alors comprendre à demi-mots que la plupart des types dehors sont armés et dangereux. Si ce n’est pas un scoop, il ne m’était pas venu à l’esprit que j’allais mettre nos vies en jeu en sortant un appareil photo en plein midi, à l’occasion d’un banquet festif, convivial, citoyen et engagé…
Engagé principalement dans le mensonge et l’auto-persuasion, de toute évidence. Mais qu’importe ! On se contentera d’un portrait, devant la porte des toilettes, à l’écart, comme le propose le maître de cérémonie, puisque la soleille semble, elle aussi, s’agacer de notre présence.
– On ne dérangera personne ici, glisse-t-il.
– Non, nous ne dérangerons personne, je dis, en lui tirant le portrait.
Le lendemain, Le Tajine des Soleilles, n’apparaît pas en une, mais en bonne place dans le journal, parmi une dizaine d’autres articles aussi insignifiants, à la différence près que c’est le seul événement dont la photo ne cadre pas avec le propos : un personnage seul et sinistre au regard fatigué esquissant un sourire malade devant une porte close. Ainsi, comme souvent, et puisque suivant les consignes il faut servir sans digression le propos initial, ni les mots ni l’image ne témoignent de la réalité des faits, sinon de façon subtile et involontaire, dans le vertigineux décalage entre les deux.
Crédit photo : daniellecakes (DR)