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Un pigiste en Province (II) : Déontologie et résistance

18 mai 2014

Temps de lecture : 8 minutes
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Un pigiste en Province (II) : Déontologie et résistance

Temps de lecture : 8 minutes

Après Les enfants du soleil, l’Ojim publie le deuxième article de notre pigiste anonyme à qui nous donnons en quelque sorte l’occasion de rectifier les mensonges qu’il est obligé d’écrire dans son journal de province… le conformisme idéologique est en effet tel aujourd’hui que certains journalistes sont bien souvent obligés de relater les évènements dans le sens de ce que leur rédaction attend d’eux. Et tant pis si la relation des faits n’a plus rien à voir avec les faits ! Notre agent double couvre aujourd’hui une pièce de théâtre « citoyenne » à destination des « jeunes »…

L’événe­ment à cou­vrir était une pièce de théâtre dont la pro­mo­tion avait été plus que large­ment assurée dans les pages du jour­nal : inter­views, por­traits du met­teur en scène et annonces à répéti­tion. Les con­signes étaient claires : 600 signes max­i­mum et une pho­to d’il­lus­tra­tion, soit un sim­ple rap­pel des infor­ma­tions de base et un acte de présence du jour­nal sur le ter­rain. Sans compter les déplace­ments, la rédac­tion et l’en­voi de l’ar­ti­cle, cette mis­sion de rou­tine ne devait pas pren­dre plus de dix min­utes. Évidem­ment, avec une œuvre du cru nom­mée Résiste ! j’imag­i­nais déjà les com­pli­ca­tions inhérentes au sno­bisme des autorités artis­tiques auto­proclamées résistantes.

Vivian Gal­lec, le Molière local, sem­ble d’emblée tour­men­té par ma présence, s’ex­prime les yeux clos, se frotte les tem­pes, joue la con­fu­sion, me demande plusieurs fois le nom du jour­nal, comme si ma venue était totale­ment inat­ten­due, voire une insulte à la décence.
– Notez bien que c’est ma com­pag­nie, mon théâtre, ma pièce, mes acteurs, mon projet.

Ce qui était trop deman­der était d’être témoin d’une sit­u­a­tion si grotesque et ne pas avoir l’autorisation d’en nar­rer ne serait-ce qu’une part infime.

Je lui rap­pelle que je le con­nais, puisque j’ai dû assur­er sa pro­mo­tion un nom­bre incal­cu­la­ble de fois et que j’ai seule­ment besoin d’une pho­to des acteurs, sur scène ou dans les loges, avant l’ou­ver­ture au pub­lic, les flashs étant inter­dits pen­dant la représentation.

– Mais ça ne se fait pas voyons ! La con­cen­tra­tion ! La médi­ta­tion ! Hors de question !

Je dois répéter que des pho­tos offi­cielles sont déjà parues et qu’il me faut du neuf, un autre angle. Sur quoi j’ajoute :
– Si c’est à ce point prob­lé­ma­tique, je n’ai qu’à vous pren­dre en pho­to. Vous.
– Moi ? Mais pourquoi moi ? Moi, je ne suis rien. Je n’ai aucune impor­tance. Moi ! Il faut pren­dre les acteurs ! Vous les pren­drez pen­dant la représentation !
– Très bien, je les prendrai au début.
– Hors de ques­tion, vous pren­drez les acteurs pen­dant le salut ! À la fin ! C’est comme cela que l’on fait. Quand l’ac­teur a tout donné !

À ce stade, je sais déjà que nous n’al­lons pas nous quit­ter bons amis. Je tente d’ex­pli­quer une énième fois le sens de ma vis­ite, mais aus­si le fait que je ne peux pas rester, puisque je dois « enchaîn­er », et qu’en deux mots : je tra­vaille. Je ne par­le évidem­ment pas du salaire plus que dérisoire que je touche pour ça, notam­ment devant le temps qu’il me fait per­dre et celui qu’il me reste pour finir ma tournée, même si l’en­vie se fait sen­tir, sachant que cet homme monop­o­lise la scène depuis des années à grands coups de sub­ven­tions aus­si démesurées que son ego et ce pour un résul­tat tou­jours aus­si médiocre et dégouli­nant de clichés.

– Com­ment ça, vous ne restez pas jusqu’au final ? Sachez que c’est anti-déon­tologique, ça monsieur.
– Quelle déontologie ?
– La mienne ! Ma déontologie !
– Je ne viens pas faire une cri­tique de théâtre, comme dit précédem­ment. Trois arti­cles sont déjà parus sur le sujet, sans compter le reste.
– En ce cas, voyez avec Guy-Brice, mon asso­cié, le reste ne me con­cerne pas ! On par­le art ici, ou on ne par­le pas !

Entre temps, les deux acteurs – un homme et une femme d'une trentaine d'années – traversent le couloir en faisant la roue, pieds nus, vêtus de haillons multicolores et grimés en clowns larmoyant. Concentration, plein cadre.

Entre temps, les deux acteurs – un homme et une femme d’une trentaine d’an­nées – tra­versent le couloir en faisant la roue, pieds nus, vêtus de hail­lons mul­ti­col­ores et grimés en clowns larmoyant.

Entre temps, les deux acteurs – un homme et une femme d’une trentaine d’an­nées – tra­versent le couloir en faisant la roue, pieds nus, vêtus de hail­lons mul­ti­col­ores et grimés en clowns lar­moy­ant. Con­cen­tra­tion, plein cadre.

Je fais un tour dans la salle. Il n’y a per­son­ne, sinon le fameux Guy-Brice ajus­tant un pro­jecteur. Il m’ex­plique qu’il me fera sor­tir dis­crète­ment après les pho­tos, mais qu’il ne faut absol­u­ment pas que j’u­tilise de flash, sous peine de tout gâch­er. Je décide alors de faire un tour dehors en atten­dant qu’un éventuel pub­lic arrive, puisque m’y voilà condamné.

Quelques longues min­utes plus tard une femme paniquée, cheveux hir­sutes, sort du théâtre comme d’un som­meil sans rêve et hurle dans un accent improbable :
– Ils sont en retard ! Ils sont en retard ! Tous !

Je m’aven­ture à deman­der de qui elle parle.
– Le peublèque !
– Qui ça ?
– Mais le peublèque ! Ce sont des élèves des col­lèges qui vien­nent aujourd’hui !

J’imag­ine vague­ment des enfants ou des ado­les­cents – dans les grandes lignes du moins – par­a­sité par des images n’ayant plus cours ; grosse erreur. Lorsque le peublèque arrive, j’ai l’im­pres­sion que la plu­part d’en­tre eux ont gril­lé quelques étapes ; clopes à la main, mous­tachus, hurlant, enchaî­nant les coups de pied sautés – dans le vide pour les plus paci­fiques – et inter­pel­lant les pas­sants d’une façon pour le moins bru­tale pour des goss­es. Le prof qui les accom­pa­gne peine à canalis­er l’en­t­hou­si­asme débor­dant de ses élèves pour la chose théâ­trale. Il faut dire qu’il sem­ble avoir le même âge qu’eux, mais se dif­féren­cie net­te­ment par le non-port de survête­ment et une expres­sion d’anéan­tisse­ment précoce.

J’ap­prends que sur les soix­ante prévus, seuls trente sont arrivés à des­ti­na­tion. On m’ex­plique qu’un bus est blo­qué non loin de là avec la par­tie man­quante et l’autre pro­fesseur. Par réflexe, je plains les usagers coincés avec l’autre par­tie, surtout si celle-ci est ani­mée par le même amour de l’art. His­toire de me faire une idée de ce qui se déroule et pour éviter un éventuel coup de pied sauté per­du, je vais jeter un œil à l’ar­rêt de bus. Sab­bat de gyrophares : police, pompiers.

À deux mètres de moi, un des peublèques est inter­pel­lé par la BAC. Celui-ci aurait cogné très fort le front d’une femme con­tre la vit­re du bus.
– Oh ! C’est pas moi m’sieur, c’est pas moi j’vous dis… J’ai juste demandé une clope, poli­ment, elle m’a par­lé mal, chef. Après elle a glis­sé, j’sais pas chef…
Effets col­latéraux du manque de nico­tine : celui-ci sera privé de théâtre.

La deux­ième par­tie des col­légiens finit par arriv­er. Elle rejoint l’autre et entre dans la salle accom­pa­g­née par les deux profs au bout du rouleau et un air de déjà-vu.
– Qui a craché ? C’est toi X ?
– Oh ! C’est pas moi m’sieur, c’est pas moi j’vous dis…

Les deux acteurs-clowns mon­tent sur scène dans un décor de bar­ri­cades – chose qui sem­ble pren­dre tout son sens vu le con­texte. Le mot lib­erté est tagué sur le mur du fond dans dif­férentes langues et avec dif­férentes fautes. Rires gras venant du peublèque, puis insultes, objets volants plus ou moins iden­ti­fi­ables, profs courant entre les rangées. Je prends deux pho­tos, au milieu des cris et fais signe comme prévu à Guy-Brice de m’ou­vrir la porte qu’il pousse déli­cate­ment, dans des con­tor­sions aus­si absur­des que spec­tac­u­laires, mus­cle après mus­cle, afin de ne pas la faire grin­cer – évidem­ment, il ne man­querait plus que ça.

En sor­tant, je repense au sujet de la pièce : les enfants résis­tent face à la mon­tée des extrêmes.
Je croise la femme à l’ac­cent étrange et Vivian Gal­lec devant l’entrée :
– C’est bien, il y a du monde ! lance-t-elle. Faut le met­tre dans votre artè­cle, hein !
– Si c’est pas trop deman­der, ajoute Vivian Gal­lec, me tour­nant le dos, plein de morgue.

Ce qui était trop deman­der était d’être témoin d’une sit­u­a­tion si grotesque et ne pas avoir l’au­tori­sa­tion d’en nar­rer ne serait-ce qu’une part infime.

J’avais écrit l’ar­ti­cle le plus court et le plus vide pos­si­ble, puisque rien de réel n’é­tait rap­portable en l’é­tat. Étrange­ment, la rédac­tion, avait gon­flé le con­tenu d’au moins mille cinq cent signes, dossier de presse à l’ap­pui, et avait pub­lié deux pho­tos offi­cielles, dont une de Vivian Gal­lec posant tel Vic­tor Hugo, faisant de cette ren­con­tre un moment d’art total, de con­vivi­al­ité et de citoyen­neté exem­plaire. Une autre mon­trait les deux acteur-clowns à moitié nus bran­dis­sant une pan­car­te sur laque­lle était écrit : résiste ! Il n’é­tait donc plus ques­tion de l’en­tre­filet prévu à l’o­rig­ine, mais d’une demi-page. Une fois de plus, les mêmes acca­paraient l’e­space. Mal­gré le blocage d’un bus, d’une femme blessée et la présence des forces de l’or­dre, le fait divers ne fut, quant à lui, jamais relaté.

J’ap­pris un peu plus tard que Vivian Gal­lec, n’é­coutant que sa déon­tolo­gie, avait appelé la rédac­tion le soir même afin de s’as­sur­er d’un arti­cle chargé d’en­t­hou­si­asme, doutant forte­ment du mien et, acces­soire­ment, de ma légitim­ité au sein d’une rédac­tion aus­si docile qu’un organe de pro­pa­gande devant les gens en place. Il fut servi.

Crédits pho­tos : Udo Her­zog / Alain Bache­li­er via Flickr (cc)

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