Après Les enfants du soleil, l’Ojim publie le deuxième article de notre pigiste anonyme à qui nous donnons en quelque sorte l’occasion de rectifier les mensonges qu’il est obligé d’écrire dans son journal de province… le conformisme idéologique est en effet tel aujourd’hui que certains journalistes sont bien souvent obligés de relater les évènements dans le sens de ce que leur rédaction attend d’eux. Et tant pis si la relation des faits n’a plus rien à voir avec les faits ! Notre agent double couvre aujourd’hui une pièce de théâtre « citoyenne » à destination des « jeunes »…
L’événement à couvrir était une pièce de théâtre dont la promotion avait été plus que largement assurée dans les pages du journal : interviews, portraits du metteur en scène et annonces à répétition. Les consignes étaient claires : 600 signes maximum et une photo d’illustration, soit un simple rappel des informations de base et un acte de présence du journal sur le terrain. Sans compter les déplacements, la rédaction et l’envoi de l’article, cette mission de routine ne devait pas prendre plus de dix minutes. Évidemment, avec une œuvre du cru nommée Résiste ! j’imaginais déjà les complications inhérentes au snobisme des autorités artistiques autoproclamées résistantes.
Vivian Gallec, le Molière local, semble d’emblée tourmenté par ma présence, s’exprime les yeux clos, se frotte les tempes, joue la confusion, me demande plusieurs fois le nom du journal, comme si ma venue était totalement inattendue, voire une insulte à la décence.
– Notez bien que c’est ma compagnie, mon théâtre, ma pièce, mes acteurs, mon projet.
Ce qui était trop demander était d’être témoin d’une situation si grotesque et ne pas avoir l’autorisation d’en narrer ne serait-ce qu’une part infime.
Je lui rappelle que je le connais, puisque j’ai dû assurer sa promotion un nombre incalculable de fois et que j’ai seulement besoin d’une photo des acteurs, sur scène ou dans les loges, avant l’ouverture au public, les flashs étant interdits pendant la représentation.
– Mais ça ne se fait pas voyons ! La concentration ! La méditation ! Hors de question !
Je dois répéter que des photos officielles sont déjà parues et qu’il me faut du neuf, un autre angle. Sur quoi j’ajoute :
– Si c’est à ce point problématique, je n’ai qu’à vous prendre en photo. Vous.
– Moi ? Mais pourquoi moi ? Moi, je ne suis rien. Je n’ai aucune importance. Moi ! Il faut prendre les acteurs ! Vous les prendrez pendant la représentation !
– Très bien, je les prendrai au début.
– Hors de question, vous prendrez les acteurs pendant le salut ! À la fin ! C’est comme cela que l’on fait. Quand l’acteur a tout donné !
À ce stade, je sais déjà que nous n’allons pas nous quitter bons amis. Je tente d’expliquer une énième fois le sens de ma visite, mais aussi le fait que je ne peux pas rester, puisque je dois « enchaîner », et qu’en deux mots : je travaille. Je ne parle évidemment pas du salaire plus que dérisoire que je touche pour ça, notamment devant le temps qu’il me fait perdre et celui qu’il me reste pour finir ma tournée, même si l’envie se fait sentir, sachant que cet homme monopolise la scène depuis des années à grands coups de subventions aussi démesurées que son ego et ce pour un résultat toujours aussi médiocre et dégoulinant de clichés.
– Comment ça, vous ne restez pas jusqu’au final ? Sachez que c’est anti-déontologique, ça monsieur.
– Quelle déontologie ?
– La mienne ! Ma déontologie !
– Je ne viens pas faire une critique de théâtre, comme dit précédemment. Trois articles sont déjà parus sur le sujet, sans compter le reste.
– En ce cas, voyez avec Guy-Brice, mon associé, le reste ne me concerne pas ! On parle art ici, ou on ne parle pas !
Entre temps, les deux acteurs – un homme et une femme d’une trentaine d’années – traversent le couloir en faisant la roue, pieds nus, vêtus de haillons multicolores et grimés en clowns larmoyant. Concentration, plein cadre.
Je fais un tour dans la salle. Il n’y a personne, sinon le fameux Guy-Brice ajustant un projecteur. Il m’explique qu’il me fera sortir discrètement après les photos, mais qu’il ne faut absolument pas que j’utilise de flash, sous peine de tout gâcher. Je décide alors de faire un tour dehors en attendant qu’un éventuel public arrive, puisque m’y voilà condamné.
Quelques longues minutes plus tard une femme paniquée, cheveux hirsutes, sort du théâtre comme d’un sommeil sans rêve et hurle dans un accent improbable :
– Ils sont en retard ! Ils sont en retard ! Tous !
Je m’aventure à demander de qui elle parle.
– Le peublèque !
– Qui ça ?
– Mais le peublèque ! Ce sont des élèves des collèges qui viennent aujourd’hui !
J’imagine vaguement des enfants ou des adolescents – dans les grandes lignes du moins – parasité par des images n’ayant plus cours ; grosse erreur. Lorsque le peublèque arrive, j’ai l’impression que la plupart d’entre eux ont grillé quelques étapes ; clopes à la main, moustachus, hurlant, enchaînant les coups de pied sautés – dans le vide pour les plus pacifiques – et interpellant les passants d’une façon pour le moins brutale pour des gosses. Le prof qui les accompagne peine à canaliser l’enthousiasme débordant de ses élèves pour la chose théâtrale. Il faut dire qu’il semble avoir le même âge qu’eux, mais se différencie nettement par le non-port de survêtement et une expression d’anéantissement précoce.
J’apprends que sur les soixante prévus, seuls trente sont arrivés à destination. On m’explique qu’un bus est bloqué non loin de là avec la partie manquante et l’autre professeur. Par réflexe, je plains les usagers coincés avec l’autre partie, surtout si celle-ci est animée par le même amour de l’art. Histoire de me faire une idée de ce qui se déroule et pour éviter un éventuel coup de pied sauté perdu, je vais jeter un œil à l’arrêt de bus. Sabbat de gyrophares : police, pompiers.
À deux mètres de moi, un des peublèques est interpellé par la BAC. Celui-ci aurait cogné très fort le front d’une femme contre la vitre du bus.
– Oh ! C’est pas moi m’sieur, c’est pas moi j’vous dis… J’ai juste demandé une clope, poliment, elle m’a parlé mal, chef. Après elle a glissé, j’sais pas chef…
Effets collatéraux du manque de nicotine : celui-ci sera privé de théâtre.
La deuxième partie des collégiens finit par arriver. Elle rejoint l’autre et entre dans la salle accompagnée par les deux profs au bout du rouleau et un air de déjà-vu.
– Qui a craché ? C’est toi X ?
– Oh ! C’est pas moi m’sieur, c’est pas moi j’vous dis…
Les deux acteurs-clowns montent sur scène dans un décor de barricades – chose qui semble prendre tout son sens vu le contexte. Le mot liberté est tagué sur le mur du fond dans différentes langues et avec différentes fautes. Rires gras venant du peublèque, puis insultes, objets volants plus ou moins identifiables, profs courant entre les rangées. Je prends deux photos, au milieu des cris et fais signe comme prévu à Guy-Brice de m’ouvrir la porte qu’il pousse délicatement, dans des contorsions aussi absurdes que spectaculaires, muscle après muscle, afin de ne pas la faire grincer – évidemment, il ne manquerait plus que ça.
En sortant, je repense au sujet de la pièce : les enfants résistent face à la montée des extrêmes.
Je croise la femme à l’accent étrange et Vivian Gallec devant l’entrée :
– C’est bien, il y a du monde ! lance-t-elle. Faut le mettre dans votre artècle, hein !
– Si c’est pas trop demander, ajoute Vivian Gallec, me tournant le dos, plein de morgue.
Ce qui était trop demander était d’être témoin d’une situation si grotesque et ne pas avoir l’autorisation d’en narrer ne serait-ce qu’une part infime.
J’avais écrit l’article le plus court et le plus vide possible, puisque rien de réel n’était rapportable en l’état. Étrangement, la rédaction, avait gonflé le contenu d’au moins mille cinq cent signes, dossier de presse à l’appui, et avait publié deux photos officielles, dont une de Vivian Gallec posant tel Victor Hugo, faisant de cette rencontre un moment d’art total, de convivialité et de citoyenneté exemplaire. Une autre montrait les deux acteur-clowns à moitié nus brandissant une pancarte sur laquelle était écrit : résiste ! Il n’était donc plus question de l’entrefilet prévu à l’origine, mais d’une demi-page. Une fois de plus, les mêmes accaparaient l’espace. Malgré le blocage d’un bus, d’une femme blessée et la présence des forces de l’ordre, le fait divers ne fut, quant à lui, jamais relaté.
J’appris un peu plus tard que Vivian Gallec, n’écoutant que sa déontologie, avait appelé la rédaction le soir même afin de s’assurer d’un article chargé d’enthousiasme, doutant fortement du mien et, accessoirement, de ma légitimité au sein d’une rédaction aussi docile qu’un organe de propagande devant les gens en place. Il fut servi.
Crédits photos : Udo Herzog / Alain Bachelier via Flickr (cc)