Après Les enfants du soleil et Déontologie et résistance, l’Ojim publie le troisième volet des aventures désopilantes (ou tragiques, c’est selon) de notre pigiste anonyme de province… toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé… est absolument faite exprès !
La Parade des Étrangers devait déambuler tout l’après-midi dans les rues du centre-ville afin de sensibiliser les citoyens au fait qu’une partie de la population était privée d’un droit fondamental, celui de voter. Le défilé festif, convivial et engagé serait un moment de rencontre et d’échange, mais aussi d’indignation devant l’injustice. C’est ainsi qu’était présenté l’événement – à quelques coquilles près – dans le communiqué de presse transmis au journal. Le texte était suivi d’une suite d’acronymes et de sigles d’associations réunies sous le collectif : “Tous ensemble !”. Un horaire et un point de rendez-vous étaient précisés à l’usage des médias, avec la mention : “et bien d’autres surprises”.
Ma première surprise sera d’attendre une demi-heure avant que les deux plus matinaux n’arrivent en trainant la patte. Visiblement, nous ne sommes pas à la minute près, je ne vais pas m’en plaindre. À vrai dire, mieux vaut que certaines libertés soient prises avec l’horaire plutôt que le lieu – un kilomètre près aurait rendu les choses autrement plus complexes.
– Ah ! Vous êtes là vous ?
Une fois de plus, les salutations donnent le ton. Celui qui avait dit ça était une figure du monde associatif. Homme de toutes les révoltes et de tous les combats en vogue depuis plus de trente ans : Jean-Yves Gallet. Accessoirement, celui qui avait dit ça était aussi le rédacteur et l’expéditeur du communiqué de presse, mais puisque l’heure était à la surprise, je ne suis guère surpris de le surprendre.
– On va attendre que tous les autres arrivent, si vous voulez bien.
La première demi-heure n’était donc qu’un échauffement. Je continue donc sur ma lancée, et puisque s’adresser la parole semble hors de question avant que le collectif ne soit au complet, je cultive mon ennui en relisant le communiqué de presse et m’exerce à l’art du pronostic.
Je compte vingt-quatre associations signataires. À raison d’au minimum un président et un secrétaire par organisation, j’envisage de voir débarquer une cinquantaine de personnes, voire plus si quelques trésoriers se joignent à la fête.
Finalement, ils sont onze.
Il est quinze heures. Autour de Jean-Yves Gallet, deux hommes et une femme portent des drapeaux : la Palestine, Che Guevara et le drapeau arc-en-ciel, dit LGBT, claquent dans le ciel d’automne. Une femme pousse un chariot bariolé. À l’intérieur, un poste crache une samba à côté d’une urne électorale taillée dans un carton sur lequel est inscrit : élections. Avec eux, deux clowns – dont l’un est déguisé en CRS – se grillent une cigarette, tandis que trois post-ados en treillis et keffiehs m’expliquent en me tutoyant que je ne dois pas les prendre en photo. Sans blague.
En demi-cercle et au grand complet, l’assemblée daigne enfin m’expliquer le but de la manœuvre. Rien de neuf, rapport au communiqué. Le droit de vote des étrangers doit être mis en place immédiatement, les choses doivent changer, les gens doivent comprendre que leur interdire de participer à la vie de la cité est inacceptable et archaïque. Le gouvernement doit tenir ses promesses et plus encore.
Évidemment, aucun “étranger” parmi eux pour témoigner en ce sens, ou du moins appuyer leur propos, mais une tension grandissante devant mes questions, finalement bien naïves, concernant le sens des drapeaux, notamment l’Arc-en-ciel, censé représenter, entre autres, la communauté homosexuelle qui, aux dernières nouvelles, n’est pas exclue du monde merveilleux des isoloirs.
– Nous sommes de tous les combats, réplique sèchement Jean-Yves Gallet.
– C’est aussi le drapeau de la paix, enrage un des post-ados en serrant les poings.
Sachant que l’article à faire sera à des fins promotionnelles et au mépris du réel – fade décalque du communiqué officiel – je ne me fatigue pas à creuser d’avantage, même si l’impression de me retrouver devant un marchand de barbe à papa, dont une partie du comptoir serait dédiée à la vente de poings américains, flirte avec une certaine étrangeté. Je demande alors en quoi va consister cette action, concrètement. L’homme au drapeau palestinien prend la parole, suivi par Arc-en-ciel, puis Jean-Yves Gallet, Che Guevara et enfin Chariot bariolé.
– On va déambuler au rythme de la musique.
– Aller au contact des gens, pour leur faire prendre conscience.
– Les sensibiliser au problème.
– Leur ouvrir les yeux de façon ludique.
– Avec des performances.
Bref, comprendre par là : éduquer le peuple à coups de clowns.
Mon ersatz d’entretien terminé, je les remercie et leur explique que je vais suivre leur joyeuse déambulation quelques minutes afin de les photographier en situation, en prenant garde de ne pas viser les trois guerriers boutonneux. Alors que je m’écarte du groupe et tandis que la parade se prépare, à tour de rôle, à pas feutré, sur le ton de la confidence, on revient à moi comme vers un ami de longue date que l’on quitte avec déplaisir. Adieu morgue et tutoiement : l’heure est à la vente.
– Dites bien que c’est organisé par le CVRPP, merci encore !
– Mentionnez bien le COREEG, ainsi que le CPLDVDE ! Ce serait super !
– C’est en partenariat avec le GUUFS et la FDFCR ! Bonne journée !
– N’oubliez pas que c’est une initiative du RAHN, en collaboration avec l’ADCI !
– C’est soutenu par le CLIR, le SPLASH et l’AMMIH ! Merci à vous !
– Notez que c’est en collaboration avec le CLANP, le QAHS, la MCAF, l’ADLDD…
À cet instant, je sais que mes nouveaux amis seront déçus, faute de place pour jouer au scrabble. Leur expliquer prendrait encore un temps considérable. Je les laisse donc dire, d’autant que je ne voudrais pas les délester du naturel mépris qu’ils éprouvent à l’égard de cette presse – qui pourtant les fait exister – lorsqu’ils constateront avec indignation que l’expression : “collectif d’associations locales” fera office de boîte à lettres.
Alors que la parade se met en branle, je me demande tout de même où sont tous les représentants de ces associations ? Sur quels fronts sont-ils pris ? Dans quels maquis luttent-ils ? Quelle gastro-entérite les a terrassés au point que seules onze personnes ne soient présentes sur vingt-quatre organismes signataires ? Mystère. Silence sur le sujet. On évoque la fin de semaine, le printemps pourri, la vie comme elle ne va pas, le crachin qui menace…
Quelques rues plus loin, l’urne électorale est posée sur le sol. Un des clowns l’approche au ralenti, un bulletin rose à la main. Quelques passants s’arrêtent. Un jeu subtil nous fait comprendre qu’il est étranger.
– Je participe à la vie de la cité ! lance-t-il, en sur-jouant un accent improbable et en avançant vers l’objet du désir.
Mais le clown CRS, caché derrière le chariot bondit et ceinture le gentil clown.
– Je t’avais pourtant dit que tu n’avais pas le droit !
– Je participe à la vie de la cité, répète l’autre en geignant.
Clown CRS nous a épargné l’accent allemand, optant pour un jeu plus rentré, il a déchiré le bulletin de Clown étranger qui hurle en boule sur le sol, avant d’être menotté.
Photo.
Fin du spectacle.
Arc-en ciel et Che Guevara distribuent maintenant des bulletins aux passants en les priant de les glisser dans l’urne. Pédagogie de haut vol. Clown CRS va-t-il vérifier leurs papiers, histoire de marquer les esprits ? Je ne le saurai pas. Les gens s’y refusent, sinon quelques enfants. Jean-Yves Gallet s’empare d’un mégaphone et lit le communiqué de presse. Quelques-uns applaudissent timidement. La plupart s’en vont. Clown étranger se relève, l’air satisfait de sa performance. Quelques jeunes – dits des cités – passent et participent à leur manière en shootant mollement dans l’urne. Che Guevara crie : non ! Arc-en-ciel éructe. Chariot bariolé ramasse les bulletins. Clown étranger gueule à en perdre son accent : enfoirés !
Les jeunes s’éloignent en rigolant.
Évidemment, dans l’article, les mots : convivial, engagé et citoyen trôneront en lieu est place d’autres mots plus à même de décrire ce cirque, tels que fumisterie, malsain et pathétique, mais je sais aussi qu’être au plus près de la réalité des faits n’est définitivement pas le boulot qu’on m’impose, loin de là.
Crédit photos : chomster et sblackley via Flickr (cc)