Après Les enfants du soleil, Déontologie et résistance, La parade des étrangers et Les visiteurs de l’aube, notre pigiste en province continue ses pérégrinations…
La presse était conviée à assister au vernissage d’une exposition intitulée Les Arts en Fête dans une galerie réquisitionnée pour l’occasion. Il était précisé que cet événement citoyen et engagé réunirait plusieurs manifestations artistiques autour du vivre-ensemble et de la mémoire : poésie, collages, sculpture, musique et peinture.
Devant l’entrée, je fais rapidement connaissance avec la photographe censée m’accompagner dans cette mission. Fraîchement débarquée d’une bourgade des environs, cette jeune femme débute dans le métier et semble s’étonner de la distance que je maintiens avec la faune habituelle. Aucune accolade ni bisou dans le cou, mais de rares salutations de courtoisie ; nul échange au-delà. Je ne serai pas celui qui l’introduirai auprès des grands de ce monde enchanté, mais d’autres prendront la relève.
– Ça a l’air intéressant, fait-elle, en parcourant le carton d’invitation.
– De l’art total apparemment.
Elle répond par l’affirmative, sans noter ma lourde ironie, ce qui n’a aucune espèce d’importance puisqu’il est l’heure de suivre le cortège d’officiels et de découvrir enfin ce que les artistes locaux nous ont préparé. Aucune surprise pour ma part et, à vrai dire, aucune surprise pour personne, même pour ceux qui feignent l’admiration devant cette collection de catastrophes.
Les arts semblent avoir commencé la fête avant l’heure et nous arrivons en plein lendemain de cuite. On pourrait croire que les collages ont été réalisés par des enfants et les peintures par les petits frères et sœurs de ceux-là. Quant aux sculptures, il faudrait puiser dans le vocabulaire médical pour les décrire. Les poèmes affichés sont à l’avenant. On sent tout l’effort mis en œuvre pour faire rimer péniblement deux bouts de phrases, mais beaucoup moins pour tenir un ersatz de syntaxe ou la moindre accroche digne d’intérêt. À défaut d’art total, le total de l’art convoqué ici avoisine le zéro, sans l’option de pouvoir mieux faire, sinon en disposant de plusieurs vies et d’une formation à la dure.
Autour de moi, chacun prend part au cirque. On s’exclame, on s’incline, on s’extasie. Il faut dire que parmi la cinquantaine de personnes présente se trouvent les artistes exposés, les associations ayant monté le projet et les élus l’ayant financé. Ceci n’explique pas tout, mais rend le vertige plus négociable. Il faut ajouter que l’art n’est qu’un vecteur dont on se fiche au fond pas mal, puisque l’essentiel de cette exposition tient tout entier dans le message, en l’occurrence : mémoire et vivre-ensemble.
Pour faire court, disons que tout ce qui contient des arcs-en-ciel, des soleils et autres rondes d’enfants multicolores appartient au domaine du vivre-ensemble, quand tout ce qui s’apparente à des scènes de torture, d’emprisonnement, d’esclavage, de lynchage et de grisaille appartient au registre de la mémoire, ou plus exactement au registre d’une France peuplée de tortionnaires n’ayant eu de cesse – d’un bout à l’autre de son histoire – de semer la mort aux quatre coins de l’univers. Rien de moins. Il serait effectivement bête de l’oublier et le discours inaugural de l’élu est là pour nous le rappeler.
- Tu prends pas de notes ?
La photographe m’avait rejoint pendant le discours, après avoir mitraillé d’un air appliqué une grosse quantité d’art à travers toute la salle. Effectivement, je ne prenais pas de note, je connaissais tout le tralala par cœur. Il consistait en trois quatre mots clés répétés par tous, et en toute occasion, avec des variantes dans l’ordre d’apparition, suivant la nature de l’événement.
J’aurais voulu lui répondre trivialement que je n’en avais plus besoin, puisqu’il s’agissait toujours des mêmes blagues, mais devant son enthousiasme, je me contente de lui demander combien de photos elle a pris.
– Cent trente-sept.
Entre temps, un poète s’est emparé du micro tendu par l’élu pour déclamer un slam de sa composition sur les milles atrocités commises par la France depuis – au moins – la Pangée : l’esclavage, la guerre, le racisme, le mauvais temps et que sais-je encore… L’invention du daguerréotype ? Mais à peine ai-je le temps de me remettre de la honte d’appartenir à un peuple si malfaisant, que je suis pris à partie par une figure locale.
– Je n’ai pas trop aimé votre article la dernière fois.
L’article en question datait d’il y a plus de six mois et je me souvenais très bien de Gilbert Jacquard, organisateur du fameux Tajine des Soleilles, déjà évoqué ici. Moi non plus, à vrai dire, je n’avais pas trop aimé mon article, mais pas pour les mêmes raisons. Jacquard aurait humblement aimé faire la une en pleine gloire et moi raconter les grandes lignes de sa fumisterie au lieu de devoir me plier à la bonhommie de rigueur.
À l’instar des propagandistes bien rôdés, je ressers à mon tour le même plat :
– Eh bien ! Ne convoquez pas le journal la prochaine fois.
Jacquard se crispe, hausse le menton, recule d’un pas, avance de deux, sourit.
– Enfin une exposition digne d’intérêt !
Je m’étrangle en guise de réponse, mais rien n’entame sa détermination. Jacquard en a gros sur la patate et me voilà de nouveau propulsé au rang de confident. Celui-ci m’explique que tout cela est fort bon, mais que décidément non, ce n’est pas assez. Pour preuve, le principal musée de la ville regorge d’œuvres de maîtres italiens et flamands, voire français, au mépris manifeste de l’Afrique et de l’Orient.
Je dois comprendre que la sous représentation de maîtres Bantous ou Berbères dans le musée de peinture classique représente pour Jacquard le scandale suprême, une démonstration de force de l’intolérance générale, une aberration claquant la porte à l’art du monde dans un ricanement diabolique, mais ne relève certainement pas du contexte historico-géographique, voire de l’absence pure et simple de productions exotiques dans ce domaine précis et dans le coin – non, c’était pour lui pure volonté maléfique.
– Et figurez-vous que le directeur trouve mon indignation délirante !
Je suis rassuré sur ce point – l’asile a encore quelque personnel valide – mais je le suis moins quant à ma photographe ayant suivi la démonstration avec une attention passionnée.
– Vous comptez faire quelque chose ? lance-t-elle, comme si la peste noire avait fait son entrée dans un port du pays.
– Une action coup de poing est en préparation, réplique alors Jacquard en serrant les dents.
J’imagine alors des gens tout nus, hurlant et se roulant par terre parmi les triptyques baroques du musée, puisque c’est ainsi que se traduisent généralement ces dites actions, puis je prends le large dans la foulée.
Je sais déjà que la photographe évoluera dans son élément et ne me fais aucun souci pour elle. Peut-être se donnera-t-elle tout entière pour réparer ces injustices qui traînent encore çà et là. Je sais aussi ce que contiendra l’article que je suis chargé de faire : plus ou moins rien.
– Tu m’enverras les photos, je dis. C’est pour ma collection.
– Sans faute !
Cent trente-sept pièces à conviction pour faire rire mes proches, c’est toujours ça de pris.
Crédit photo : L’Académie des Banlieues via Facebook (DR)