Nous empruntons à notre confrère L’Antipresse de Slobodan Despot une lettre à la rédaction (qui célèbre avec succès son cinquième anniversaire) de Guy Mettan sur la situation des journalistes et du journalisme.
Guy Mettan, journaliste indépendant, a été rédacteur en chef de La Tribune de Genève et fondateur du Club Suisse de la Presse. Il est député au Grand Conseil de Genève et l’auteur de plusieurs ouvrages. Dernier livre paru : Le continent perdu. Plaidoyer pour une Europe démocratique et souveraine, Éditions des Syrtes, 2019. Voir également : « Guy Mettan et le «“festival off” de l’information dans la Genève internationale », Antipresse 006 | 10.1.2016 ; « Fin de partie en Europe… ou début de la vraie construction ? », Antipresse 183 | 02.06.2019.
GUY METTAN: «LES MÉDIAS SONT DEVENUS MUETS». CONFESSION D’UN JOURNALISTE À L’ANTIPRESSE
Meilleurs vœux et longue vie à Antipresse ! Réussir pendant cinq ans, tous les dimanches, à tenir les lecteurs en haleine par la grâce de l’écriture et l’audace de la pensée mérite bien quelques éloges.
C’est donc avec plaisir que je m’associe à cet anniversaire par cette petite confession, hélas déprimante, sur la presse et le métier de journaliste.
Chaque année, l’Institut Reuters et l’Université d’Oxford publient une enquête sur la crédibilité de l’information dans 38 pays. Le constat est sans appel : dans les pays occidentaux, la confiance dans les nouvelles publiées par les médias établis ne cesse de chuter. Elle a passé sous la barre des 50 % pour la première fois en 2018, avec un taux de confiance moyen de 49 %, s’effondrant dans la plupart des grands pays démocratiques comme la France (-14 % de baisse entre 2015 et 2018, à 24 % au total), l’Allemagne (-13 % à 47 %), ou encore en Grande Bretagne (-11 % à 40 %). La Suisse n’échappe pas à la règle avec un score en dessous de la moyenne mondiale (46 %). Parallèlement, la proportion de gens qui se méfient des nouvelles diffusées par les médias et cherchent à les éviter ne cesse d’augmenter (32 % en 2018 contre 29 % en 2017). (Cf. Reuters Digital News Report 2020.)
Déni de responsabilité
Pourquoi la crédibilité des médias s’effondre-t-elle ? On pourrait penser que les éditeurs et les journalistes sont hantés par cette question. Pas du tout ! Dans les rédactions, on se plaint de la multiplication des fake news, on brocarde le succès des sites, des chaînes et des films « complotistes », on se lamente sur la concurrence d’internet par rapport au papier, mais on n’aime pas interroger sa propre responsabilité.
Ce tabou est pourtant une des causes du problème car il engendre de mauvaises réponses. Au lieu de combattre l’érosion de leur lectorat et la fuite du public vers les supports dits « alternatifs » en misant sur l’information, les médias font tout le contraire : ils investissent dans le marketing et le lifting de leur maquette. Ils agissent comme ces politiques qui, confrontés à une crise ou à un peuple en colère, concluent qu’il faut « améliorer la communication ».
Une production opaque
Le second tabou, tout aussi absolu, vient du fait que les médias ne s’intéressent jamais à la manière dont ils produisent l’information. Les conspirationnistes et les médiasceptiques pensent que les journalistes privilégient leurs propres intérêts sur le devoir d’informer avec honnêteté. C’est inexact. Le problème est à la fois plus profond et plus complexe. Il tient aux impératifs économiques (des propriétaires milliardaires qui poussent aux profits et veillent à la défense de leurs intérêts), aux contraintes institutionnelles (réactions des pouvoirs politiques et économiques en place), aux valeurs professionnelles (l’obligation de faire du neuf et de l’original) et à la pression du milieu social (le désir de plaire à ses pairs et à son milieu). C’est tout cela qui conduit à une information formatée.
La tendance à mettre en avant la nouveauté de la nouvelle plutôt que son importance intrinsèque conduit ainsi à un résultat pervers : la « news » clinquante l’emporte presque toujours sur l’information de fond, jugée ennuyeuse parce que « déjà vue ». Les informations complexes, récurrentes, durables, passent à la trappe.
Autre biais, les journalistes apprennent rapidement à anticiper les critiques de leurs pairs et les réactions des puissants, annonceurs, dirigeants politiques, lobbyistes, grands patrons, experts renommés. Pour éviter les ennuis et les remarques des chefs, l’autocensure devient un gage de survie et de longévité professionnelle.
Le pouvoir des symboles
Enfin, les journalistes sont de redoutables manipulateurs de symboles, puisque c’est leur métier. Ils apprennent rapidement à user de ce pouvoir, qui leur confère une notoriété et un statut social auquel il est très difficile de renoncer. Le conformisme pour la plupart, le cynisme pour les plus désabusés, la posture anticonformiste soigneusement calibrée pour les plus hardis, finissent par envahir toute la médiasphère.
Voilà pourquoi, malgré la logorrhée qu’ils débitent à longueur de journée, nos journaux, nos radios et nos chaînes de TV sont, en réalité, bien muets.
Comme journaliste pratiquant depuis quarante ans, dans toutes sortes de médias et à toutes sortes de responsabilités, j’ai naturellement souscrit aux règles écrites et non écrites du journalisme. Je ne suis pas meilleur que les autres. Mais avec le recul et l’expérience, j’ai appris que l’Information, le Sens, la Pensée qui font avancer, ne viennent jamais de la masse. Surtout dans des périodes aussi confuses que la nôtre.
Vers le journalisme de traverse
Pendant les époques troubles, à la fin de l’empire romain, sous l’inquisition, pendant les révolutions, sous les dictatures, la flamme qui éclaire a toujours été maintenue par une poignée de gens inspirés, copistes anonymes, alchimistes en quête de vérité comme le Zénon de L’Œuvre au Noir, juifs traqués, dissidents internés en asile psychiatrique, qui se sont sentis pousser des ailes de journalistes. Avec ou sans carte de presse.