Ojim.fr
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
Une lettre de lecteur sur Les Matins de France Culture et la Hongrie

22 décembre 2018

Temps de lecture : 10 minutes
Accueil | Veille médias | Une lettre de lecteur sur Les Matins de France Culture et la Hongrie

Une lettre de lecteur sur Les Matins de France Culture et la Hongrie

Temps de lecture : 10 minutes

L’Observatoire publie de temps à autre des extraits de son courrier des lecteurs. La lettre que nous vous transmettons a été écrite à la suite de l’émission du 18 décembre 2018 de Guillaume Erner sur France Culture. L’hostilité des médias français au pouvoir actuel à Budapest va du Figaro à M6 et bien au-delà. Notre lecteur francophone est un ancien journaliste qui vit en Hongrie depuis plusieurs années, nous n’avons rien modifié à ses propos.

France Culture à l’ombre de l’UE et de l’OTAN : les délices du conformisme idéologique ?

En ce mar­di 18 décem­bre, Guil­laume Ern­er et ses col­lab­o­ra­teurs des « Matins » se sont prob­a­ble­ment sur­passés. Nous appre­nions ain­si que le Wash­ing­ton Post dénonce une nou­velle fois, avec véhé­mence, une ingérence russe dans les élec­tions prési­den­tielles US, dont le nou­veau vecteur serait Face­book, et par­le d’une agres­sion com­pa­ra­ble à celle de Pearl Har­bor en 1941 (!). Le « jour­nal­iste » de notre sta­tion publique relaie sans l’om­bre d’une hési­ta­tion cette accu­sa­tion lancée par un jour­nal dont on con­naît les liens avec l’« état pro­fond » améri­cain qui lance mine de rien un appel à la guerre mon­di­ale con­tre l’af­freux Pou­tine. Pearl Har­bour ! Guerre mon­di­ale con­tre nous tous. Ces gens sont-ils fous ? L’ infor­ma­tion a‑t-elle été véri­fiée par l’équipe des Matins ? Est-elle sim­ple­ment véri­fi­able ? Mais, que dia­ble, le « Wash­ing­ton Post » ne se dis­cute point, et le « jour­nal­iste » de ser­vice se garde de tout com­men­taire raisonnable­ment dubi­tatif, ou à min­i­ma inter­ro­gatif. Peu importe, n’est-ce pas, la carte de presse, surtout française, préserve des radi­a­tions atom­iques, fussent-elles russ­es, c’est une évi­dence ! Ah les braves gens…

Puis, on allait dire bien sûr, ce fut le tour de la Hon­grie de Vik­tor Orbán (Après Pou­tine, Orbán, c’est logique par les temps qui courent).

Horreur hongroise

Un uni­ver­si­taire lor­rain « spé­cial­isé » dans les affaires d’Eu­rope cen­trale vient alors avec une sérénité remar­quable nous pro­pos­er la doxa en vigueur dans les milieux atlantistes, béné­fi­ciant de la com­plic­ité bien­veil­lante de M. Ern­er, qui croit apparem­ment vivre, en France, dans un pays démoc­ra­tique dénué de dérives total­i­taires en matière de presse (aux ordres), de jus­tice (aux ordres), d’au­tori­tarisme galopant à l’om­bre d’une cham­bre des députés nou­velle­ment peu­plée de godil­lots, privé de sa sou­veraineté dans le cadre de l’UE et de l’OTAN, et défini­tive­ment veuf de sa lib­erté de déci­sion après la for­fai­ture de M. Sarkozy en 2007 et l’adop­tion du traité de Lis­bonne suite au refus par les Français du TCE en 2005.

… Un pays, la Hon­grie, où la presse ne serait pas libre, où le « patron » mod­i­fierait la loi à son gré, où la jus­tice seraient muselée, où l’ul­tra­l­ibéral­isme fait des rav­ages, qui craindrait pour son iden­tité et dont les élec­tions, là-bas lég­isla­tives, (ici prési­den­tielles), seraient manip­ulées, avec des ten­ta­tions vénéneuses de réécrire l’his­toire, souf­frant en out­re d’une affreuse cor­rup­tion général­isée, spé­ci­fique­ment enrac­inée, bien enten­du, dans cette mal­heureuse con­trée cen­tre européenne, aux marges de l’UE heureuse ! En out­re, dans ce triste pays, les élites entendrait vicieuse­ment capter, quelle hor­reur, les fonds européens au prof­it des proches du pouvoir !

Ce n’est pas en UE (en zone Euro bien sûr) ou aux États Unis que l’on crois­erait pareille chien­lit et un tel siphon­nage des fonds publics !

Il suf­fit ain­si d’avoir un brin de lucid­ité pour se ren­dre compte que la Hon­grie ain­si décrite ressem­ble à s’y mépren­dre à cer­tains « grands pays » de l’UE (et d’ailleurs) dont, rap­pelons-le, elle fait partie.

Voilà en tout cas une Hon­grie qui à maints égards paraît ressem­bler à notre chère France, sauf que cette dernière est con­tributrice nette à l’UE (9 mil­liards d’eu­ros par an), quand l’ar­gent y manque pour la san­té, les hôpi­taux etc.… A croire que l’in­con­scient de ces gens de presse par­faite­ment instal­lés dans le Sys­tème choisit de flétrir la Hon­grie pour dénon­cer sans frais les mal­heurs qui frap­pent la France.

La ten­ta­tion de « Sir­ius » ? Ne rêvons point.

Hongrie exemplaire ?

Aus­si, quand on a enten­du par monts et par vaux que M. Orbán est un affreux « illibéral » et qu’en fait, on nous l’a dit ce Matin, dans ses récentes réformes à pro­pos du paiement des heures sup­plé­men­taires, il suiv­rait les deman­des du patronat alle­mand qui a de puis­sants intérêts dans son pays (usines Mer­cedes, Audi…), nos chers jour­nal­istes sont bien embêtés car M. Orbán n’est pas moins ultra libéral que ses col­lègues européens, (sans doute un peu plus habile?) dont M. Macron, avec par exem­ple sa réforme du droit du tra­vail et sa bru­tale poli­tique austéri­taire qui ren­con­tre le suc­cès qu’on sait.

En out­re, la Hon­grie respecte les lim­ites édic­tées par Brux­elles à pro­pos du déficit de l’État (-3 % max­i­mum), on y con­naît le « plein emploi » (3,5 % de chô­mage max­i­mum), et le prix de l’én­ergie y a bais­sé. Qui plus est, les régimes de retraites, après avoir été pri­vatisés par les « social­istes » ont été rena­tion­al­isés par M. Orbán.

Ces élé­ments expliquent sans doute en par­tie sa pop­u­lar­ité par­mi les électeurs hon­grois qui ne sont pas assez sots pour ne pas con­naître, par exem­ple, le chaos français actuel nour­ri de gilets jaunes légitime­ment récal­ci­trants à leur appau­vrisse­ment continu.

Sait-on à Paris que la France devient peu à peu pour la Hon­grie l’« homme malade » de l’Eu­rope, ce terme pou­vant hélas qual­i­fi­er tant de mem­bres de l’UE corsetés par l’Eu­ro ? Ce qui n’in­valide pas la colère des Hon­grois man­i­fes­tant con­tre les déci­sions de M. Orbán con­cer­nant le paiement des heures sup­plé­men­taires, déci­sion peut-être dic­tées aus­si par Brux­elles (Alle­magne et Brux­elles sont sou­vent une seule et même contrainte).

Orbán raciste et traître ?

Enfin, et ça c’est « dégoû­tant », M. Orbán a mis en cause le « juif » et « vieil­lis­sant » Soros (cita­tion), dont l’Open Soci­ety est bien con­nue pour pro­mou­voir en tout angélisme un remod­e­lage de l’équili­bre des états et du monde via le finance­ment de nom­breuses asso­ci­a­tions « droit­del­hom­mistes » faisant preuve d’un activisme éton­nant. M. Orbán, qui a étudié à l’« uni­ver­sité Soros » (dont l’an­tenne de Budapest va s’in­staller à Vienne) serait-il donc, en plus, traître à son « bien­fai­teur » et, cerise sur le gâteau, un abom­inable raciste, lui dont la femme est de con­fes­sion israélite ? Quelle hor­reur vraiment !

Inter­vint dans la deux­ième par­tie de l’émis­sion Dominique Rousseau, pro­fesseur de droit con­sti­tu­tion­nel à l’U­ni­ver­sité Pan­théon Sor­bonne qui affir­ma depuis sa com­pé­tence recon­nue que les droits fon­da­men­taux con­stru­isent le peu­ple (école, his­toire, presse), qu’il ne peut y avoir de démoc­ra­tie sans respect des droits de l’homme, et qu’il con­vient de met­tre en cause le vote con­traire à ces derniers, par exem­ple en ce qui con­cerne… le mariage pour tous rejeté en Croat­ie par référen­dum. Mariage pour tous qui serait donc un élé­ment clé de la démoc­ra­tie. Pourquoi pas ?

En la matière, le recours à la démoc­ra­tie et donc au vote des citoyens met­trait en cause le droit de faire ce que l’on veut. Ce qui serait inac­cept­able ! La démoc­ra­tie serait-elle l’en­ne­mie des lib­ertés indi­vidu­elles élevées au rang de valeurs pre­mières ? On pour­rait le penser.

Puis, très en verve, M. Rousseau affir­ma qu’il faut accepter la plu­ral­ité des con­cep­tions de vie dont l’ab­sence sign­erait le déficit de démoc­ra­tie et l’avène­ment d’un régime despo­tique ou pop­uliste. N’est-ce pas là un mode sophis­tiqué de défense du mul­ti­cul­tur­al­isme? Et une mise en cause en France du pacte répub­li­cain, et de la loi de 1905 imposant la laïc­ité ? A cha­cun de juger.

« Tout pou­voir doit être borné » (le pou­voir du peu­ple doit avoir lui-même des con­tre pou­voirs), ce qui est une affir­ma­tion intéres­sante et légitime, mais néces­saire­ment dis­cutable en fonc­tion des sujets et des circonstances.

Le vote serait donc sujet à éval­u­a­tion mod­éra­trice selon son résul­tat, image du choix des électeurs ? Et ces derniers devraient-ils voir leur juge­ment « tem­péré » par des « sachants », for­més, for­matés, tout puis­sants ? Voilà qui sent très fort l’idéolo­gie européiste, qui dénie aux peu­ples le droit de décider pour eux-mêmes. Décidé­ment, 2005–2007 reste d’actualité !

Orbán stalinien, la mondialisation est bienvenue !

Il fal­lait bien que le loup mon­tre sa pat­te. M. Orbán a finale­ment été soupçon­né d’être un « marx­iste stal­in­ien » par l’u­ni­ver­si­taire lor­rain. On en déduit donc que l’on peut être « ultra libéral stal­in­ien », ce qui est une caté­gorie neuve dans l’his­toire des idées poli­tiques, le mot « stal­in­ien » ren­voy­ant à une péri­ode pré­cise de l’his­toire et de ses con­traintes. Com­ment oser sérieuse­ment de pareilles hypothès­es ? Suf­fi­rait-il d’être sur France Cul­ture pour ce faire ?

Enfin, si la « sou­veraineté nationale est la règle absolue et preuve de lib­erté », elle entr­erait en con­flit avec les droits de l’homme quand elle s’op­pose aux migrants et aux réfugiés (tiens, le « pacte de Mar­rakech » ne vient-il pas d’être signé?)

La sol­i­dar­ité, du moins telle qu’elle nous est présen­tée, pré­vaudrait donc, avec les traités européens, sur la sou­veraineté des états et le désir de la majorité des citoyens ? Pourquoi pas, mais pourquoi ne pas sim­ple­ment l’af­firmer ? Pourquoi ne pas dire que la nation n’a plus voix au chapitre ?

Rousseau a certes avancé que l’af­faire des migrants et des réfugiés trou­ve sa source dans la crise de la démoc­ra­tie et du sys­tème économique libéral, ce qui per­met une réflex­ion géos­tratégique fructueuse. Mais pourquoi évo­quer le rêve de gilets jaunes poli­tique­ment inertes qui deman­deraient à par­ler, à délibér­er, et non à vot­er ? Ah, oui, peut-être est-là la trace du Brexit ?

Il serait donc bien­venu de pro­test­er sans peser sur les déci­sions ? Décidé­ment, la démoc­ra­tie et ses voies d’ex­pres­sions devi­en­nent sus­pectes, voire non avenues, et sont, à l’év­i­dence, et sous réserve de mau­vaise appré­ci­a­tion de notre part, hors de pro­pos pour ces « élites post­mod­ernes» qui sem­blent penser en rond dans le cadre de leurs céna­cles sourds et aveu­gles à la marche du monde réel.

Misère de la pensée journalistique

Il ne s’ag­it pas ici de stat­uer sur le fond, même si cet arti­cle avance des appré­ci­a­tions spé­ci­fiques et sans doute con­testa­bles, chaque citoyen est libre de ses pen­sées et de ses juge­ments. Mais enfin, résumons : France Cul­ture enfourche sans bronch­er la pro­pa­gande bel­li­ciste du Wash­ing­ton Post, nour­rit le ressen­ti­ment (éventuel) des citoyens con­tre M. Orbán qui, en gros fait la même poli­tique économique que M. Macron, quoique avec plus de réus­site (!), reprend les billevesées d’un Orbán raciste, unique­ment parce que ce dernier n’obtem­père pas aux ordres racial­istes de Brux­elles en ce qui con­cerne l’im­mi­gra­tion et les réfugiés, et in fine, donne de M. Orbán qui a été arrêté par le pou­voir com­mu­niste tchèque en 1989 l’im­age d’un stal­in­ien déguisé en ultra libéral (ou le con­traire?). Peut-on rai­son garder ?

Ces « Matins », par­faite­ment con­stru­its, mais mal pen­sés, souf­frent donc d’in­co­hérence. « Félic­i­ta­tions » à ceux qui ont con­stru­it un objet médi­a­tique telle­ment ban­cal mais si par­faite­ment iden­ti­fi­able. Sup­posons qu’ils « étaient en mission ».

Porter les droits de l’homme dont nous seri­ons, Français, les légitimes déposi­taires, ce qui est aujour­d’hui ris­i­ble, en pro­longeant un dis­cours guer­ri­er venu d’outre atlan­tique est scan­daleux et irresponsable.

Acca­bler un pays et son chef de l’é­tat régulière­ment élu (bien mieux que M. Macron!) au nom de ces « droits de l’homme » ver­sus Wash­ing­ton, en nour­ris­sant un con­texte de guerre froide « vertueux », au nom de grands principes idéal­istes que nul pays à la sur­face de la planète ne respecte est irrecevable.

Bref, nos amis de France Cul­ture ne sor­tent pas gran­dis de ce Matin, emmail­lotés dans les habits du « poli­tique­ment extrême­ment  correct ».

Comme il n’est pas ques­tion de met­tre en cause l’in­tel­li­gence et la cul­ture de ces indi­vidus stratégique­ment si bien posi­tion­nés dans la machine médi­a­tique française, il est légitime de se deman­der quels sont les ressorts de leurs con­vic­tions, du moins dans la mesure où ces dernières struc­tur­eraient leurs dis­cours. L’ex­pli­ca­tion par le con­formisme idéologique serait la moins cruelle.