Jusqu’ici, l’ère Hollande pourrait décidément se résumer à la superposition de deux courbes. La première, rejoignant la diagonale, traduit la chute de crédibilité quasi linéaire du président et de son gouvernement dans les sondages. La seconde, sinusoïdale, exprime le recours au levier de l’antifascisme d’opérette, seul moyen imaginé pour redresser la première courbe, et dont l’usage est toujours plus compulsif à mesure que ce redressement paraît davantage hors de portée.
Tout semble avoir tellement tourné à la farce depuis un an, qu’il y a sans doute une logique à ce que ce gouvernement fasse désormais d’un comique l’ennemi public numéro 1.
En somme, le nœud de l’intrigue, qui produit depuis plusieurs mois dans les médias français des sagas tellement grotesques et des trémolos si solennels, est en réalité dramatiquement simple. À chaque fois, le gouvernement orchestre et, dans leur grande majorité, les médias jouent la partition. Durant la manif pour tous, les ligues des années 30 faisaient trembler le pavé parisien. Accidentellement tué d’un coup de poing dans une rixe, le jeune militant Clément Méric devenait le martyr du retour sanglant des chemises brunes. Entre deux émeutes de banlieues, l’objectif se braquait sur Varg Vikernes, pour désigner la tête d’un complot terroriste néo-nazi : le musicien de black métal ayant reçu par Internet le « livre » d’Anders Breivik… Léonarda expulsée, et c’était Anne Franck version Rom avec laquelle il fallait compatir, etc. Ces délires ne manquèrent pas de recevoir en permanence l’accréditation présidentielle, Hollande intervenant depuis Tokyo lors de l’affaire Méric pour commenter un fait divers, depuis l’Élysée lors de l’affaire Léonarda pour se faire vanner par une collégienne de 15 ans, depuis Ryad lors de l’affaire Dieudonné, pour tancer les dérives d’un humoriste. Au fond, tout semble avoir tellement tourné à la farce depuis un an, qu’il y a sans doute une logique à ce que ce gouvernement fasse désormais d’un comique l’ennemi public numéro 1. Si celui-ci ne doit plus être considéré comme tel parce qu’il ne donne plus des spectacles, mais des meetings, ainsi que l’a affirmé Manuel Valls, gageons que le gouvernement ne doit plus être jugé selon la pertinence de sa politique, mais selon la qualité de ses sketches… À moins que ceux-ci ne relèvent en fin de compte d’une stratégie aux ressorts inquiétants.
Valls contre-attaque
Lorsqu’on analyse froidement la situation, toutes les « affaires » évoquées précédemment paraissent liées les unes aux autres et relever d’une même stratégie dont l’objectif est moins de sauver la France d’un quelconque péril brun, qu’un gouvernement ou des hommes aux abois. Ce n’est donc pas un hasard si l’affaire Dieudonné succède à l’affaire Léonarda, puisqu’elle en est d’abord une conséquence dans le cadre de la lutte interne des dirigeants socialistes. En effet, comme nous l’avions observé au sujet de l’affaire Léonarda, celle-ci avait été montée de toutes pièces dans l’objectif de nuire à Manuel Valls, seul ministre populaire du gouvernement Hollande, qui suscitait parmi ses camarades une rancœur évidente. Après ce « coup bas », porté contre lui, le ministre de l’intérieur se devait de réagir. Fascisé par ses collègues, il fallait qu’il fascise à son tour pour se blanchir d’avoir été assimilé à un préfet vichyste et qu’il reprenne ainsi à son propre compte les commandes de l’arme morale unique de la gauche, en renversant sa position d’assiégé vers celle de l’offensive. Comme cible, Dieudonné ferait parfaitement l’affaire, l’humoriste, qui enchaînait les « provocations » depuis de nombreuses années, était comme à disposition d’une curée antifasciste. Ainsi, à peine plus d’un mois après l’affaire Léonarda, Valls contre-attaque et met Dieudonné dans son viseur, le 27 novembre, lors d’un discours à la Mutualité. Mais il n’est pas encore temps de tirer…
Charger durant la trêve…
Stratège bien plus fin que ceux qui ont voulu le descendre à coups de Roms, Valls veut rentabiliser à plein la campagne anti-Dieudonné. Aussi attend-il le bon moment pour la lancer, qui n’est qu’à un mois de la désignation de sa cible : celui de la trêve des confiseurs. Comme le remarque Cyril Lacarrière dans L’Opinion du 30 décembre : « (…) il n’est donc pas idiot pour lui de s’approprier la fameuse « tactique des petits cailloux », autrefois imaginée par Dominique Strauss-Kahn ». Qu’est-ce que cette fameuse « tactique des petits cailloux » ? Eh bien, ainsi que l’expose le même article : « En pleines fêtes de fin d’année, la quasi-totalité du gouvernement partie se mettre au vert, la sortie du ministre de l’Intérieur a occupé tout l’espace médiatique du week-end. » L’ « espace médiatique », considéré à juste titre par le gouvernement non comme une zone critique mais comme une simple caisse de résonance, produit forcément plus de son lorsqu’il est vide… Le contrecoup de l’affaire Léonarda d’octobre, l’attente de Noël comme moment propice, voici les deux éléments qui expliquent pourquoi Dieudonné est devenu soudainement l’ennemi public numéro 1 fin décembre 2013, sous un prétexte (provocation antisémite) qui aurait été tout à fait valable à n’importe quel moment depuis des années, la provocation la plus scandaleuse de l’humoriste : faire remettre un prix à l’historien négationniste Robert Faurisson par un homme déguisé en déporté, datant de décembre 2008.
Viser à long terme
Interdire Dieudonné est donc davantage un moyen qu’un but. Les véritables buts à atteindre par ce moyen, Valls va avoir l’intelligence politique de les multiplier. Le premier de ces buts, le plus commun, que nous avons désigné en introduction, est également noté par Philippe Bilger dans le Figaro du 30 décembre : « Pourquoi donc Dieudonné a‑t-il été mis au centre du débat public par le ministre de l’Intérieur ? Parce que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme est devenue, pour un pouvoir qui bat de l’aile, une cause rentable. » Le second est de se blanchir, le troisième est à plus long terme : « (…) faire interdire les spectacles de Dieudonné lui permettrait de servir son dessein, celui d’affaiblir le FN, donné gagnant des municipales », remarque le Télégramme du 6 janvier. Philippe Waucampt, dans Le Républicain Lorrain (6 janvier), va plus loin : « En déplaçant le débat sur le terrain des valeurs, Manuel Valls lui donne du grain à moudre pour la campagne des européennes. Le Front national s’affichant déjà comme l’élément central de celle-ci, le PS retrouve un espace politique s’il se positionne en principal adversaire de la formation de Marine Le Pen. Quant au locataire de la place Beauvau, il ne réalise pas une mauvaise opération personnelle, puisque, ce faisant, il devient moins antipathique à son propre camp. Condition indispensable pour baliser le chemin en direction de Matignon. Et de plus haut encore en cas d’échec de François Hollande. » La contre-attaque de Valls, par le truchement de Dieudonné, est donc à effets multiples et place le ministre dans la position de leader de l’antifascisme, adversaire frontal de Marine Le Pen, présidentiable crédible boutant l’UMP hors de ce jeu où la formation de droite aura du mal à se positionner de manière pertinente.
Frapper fort
On comprend aisément qu’avec de semblables perspectives, Manuel Valls ne lésine pas sur les moyens à employer, quitte à donner l’impression de passer outre toutes les procédures démocratiques, un comble devenu pourtant si habituel dans les méthodes des prétendus antifascistes. Ainsi le spectacle de l’humoriste, « Le Mur », dont la tournée devait débuter à Nantes le 9 janvier, va-t-il être interdit après que le ministre de l’intérieur a saisi en appel (et en urgence) le Conseil d’Etat, cassant la décision du tribunal administratif de Nantes, et sans même la présence des avocats de Dieudonné. Ce dernier se plie, renonce à son spectacle et en fourbit un neuf délesté de tout contenu assimilable à de l’antisémitisme. Le ministre savoure sa victoire, quand Jean-Jacques Urvoas, président PS de la commission des lois de l’Assemblée nationale résume : « L’analyse de Valls, c’est de dire que le droit ne suffit pas et qu’il faut créer les conditions d’une inversion de jurisprudence, donc engager une bataille dans l’opinion. » On l’aura deviné, il s’agit ici de transformer cette victoire très contextuelle et très médiatique en une victoire plus générale du « camp du Bien ». Par exemple, en assimilant le journaliste Éric Zemmour à Dieudonné et Soral en couverture du Nouvel Observateur, le 9 janvier, couverture titrée sobrement : « La Haine ». Puisqu’il semble qu’on ait pu obtenir de la justice, même de manière discutable, et peut-être de l’opinion (quoique la chute brutale dans les sondages du ministre de l’Intérieur la semaine suivante permette d’en douter) la condamnation de Dieudonné, il n’y a plus qu’à élargir la sentence à tous les adversaires idéologiques, et rentabiliser ainsi au maximum la « victoire ».
Légions médiatiques
Dans cette campagne, hormis dans quelques articles comme ceux que nous avons cités qui soupçonnent les enjeux politiciens derrière la panique républicaine sur-jouée, la presse répond globalement aux objurgations du ministre socialiste à la manière d’un instrument docile. Daniel Schneidermann, célèbre observateur des médias et directeur d’Arrêts sur Image, l’exposera dans Libération, le 5 janvier : « En attendant, la presse suit. Balancements circonspects entre le pour et le contre, longs soupirs, hésitations interminables entre mauvaises solutions : «Qu’est-ce qu’on fait avec Dieudonné ?» se demandent bruyamment les éditos. Interdire ses spectacles, ne pas les interdire ? Infernale question, où le plus infernal ne se niche pas où l’on pense. Le plus infernal, c’est ce simple petit «on», qui sans qu’on y prenne garde, enrôle la presse derrière Manuel Valls et les autorités constituées fermant, une à une, les salles de spectacle au paria. Union sacrée devant le péril. Nul doute qu’il jubile dans sa barbe, le paria, à voir ainsi la presse se ranger inconsciemment sous la bannière du ministre de l’Intérieur. » Et en effet, la presse aurait très bien pu, tout en se faisant très critique voire offensive envers Dieudonné, ne pas passer pour dupe du pouvoir qui l’enrôle, laissant ainsi l’impression d’une unanimité médiatico-politique révélant un « système » cohérent d’asservissement, exactement comme le dénoncent Dieudonné et Soral, au lieu d’un équilibre de pouvoirs et contre-pouvoirs ; un système qui rallie tous ses obligés à sa cause au moindre son de clairon, et jusqu’aux prétendus humoristes subversifs, comme Nicolas Bedos, ajoutant sa pierre à la lapidation obligatoire sur le plateau de Laurent Ruquier.
Mort sociale
La « victoire » est facilement acquise, certes, mais que faire de l’ancien comparse d’Elie, soldat perdu de l’antiracisme ayant retourné les armes contre son propre camp ? Le sanctionner pour des propos relevant de la justice n’est pas suffisant dans le cadre d’une guerre idéologique dont le problème n’est pas de recadrer un interlocuteur mais d’éliminer un ennemi. Le journaliste Philippe Tesson, le 9 janvier, sur Radio Classique, n’y va pas par quatre chemins :
« Pour moi, c’est une bête immonde, donc on le supprime, c’est tout… » affirme-t-il après avoir regretté de ne pouvoir le voir fusiller par un peloton d’exécution. Mais la République n’a pas encore recours à l’élimination physique des humoristes qui ébranlent ses fondements. En revanche, systématiquement, elle décrète la mort sociale de ceux dont elle estime l’odeur « nauséabonde ». Mort sociale de l’écrivain Richard Millet, évincé l’an dernier du comité de lecture de Gallimard, de l’écrivain Renaud Camus, privé d’éditeur… Recours à diverses mesures de rétorsion, comme lorsqu’en septembre dernier on éjecte de leur appartement Frigide Barjot, l’égérie déchue de la Manif pour tous, et son mari. Pour Dieudonné, ce sera le fisc, lequel a visiblement matière à sévir : « Trois enquêtes préliminaires pour blanchiment d’argent, organisation frauduleuse d’insolvabilité et abus de biens sociaux visent l’humoriste controversé, dont des spectacles ont été interdits par les autorités françaises. »
Politique et morale
Voici donc les raisons qui ont conduit à l’affaire Dieudonné, les méthodes qui ont été employées et les bénéfices politiques que Manuel Valls compte en tirer. D’un point de vue politique, le ministre de l’intérieur, fragilisé quelques mois auparavant par l’affaire Léonarda, a certainement réalisé un coup de maître. Du point de vue d’une stratégie de lutte efficace contre les idées que l’humoriste contribuerait à diffuser, le bilan peut s’avérer au contraire absolument dramatique. Tout d’abord, il est évident qu’on ne triomphe pas des idées propagées par une personnalité en faisant de celle-ci un martyr. Ensuite, les méthodes employées n’auront fait qu’accréditer les thèses des « dieudonnistes » et des « soraliens » : des pouvoirs censément indépendants — politique, médiatique et judiciaire — auront fait bloc immédiatement pour écraser un ennemi du système en s’affirmant du même coup comme un système cohérent et coercitif. En initiant la phase offensive de la campagne anti-Dieudonné par une déclaration du président Hollande au CRIF, le 17 décembre, le gouvernement aura donné l’impression que ce système cohérent serait lui-même au service prioritaire des institutions juives, et que la complaisance envers celles-ci induirait une réaction massive et radicale qu’on serait bien en peine de susciter pour la défense d’autres communautés… En somme, par la pratique, les socialistes se sont fait les fourriers des théories qu’ils ont prétendu combattre. Ou autrement dit : ils ont décliné le système théorique de Dieudonné en travaux pratiques.
Radicaliser pour régner
Alors, faute majeure sur le plan du combat des idées ? Pas si sûr. Parce qu’il est fort probable que cette faute apparente soit en fait partie prenante d’une stratégie politique plus vaste – cynique, mais efficace. En effet, l’intérêt de Valls, comme l’intérêt de la gauche en son ensemble, est bien de radicaliser le débat, de susciter du pseudo-fascisme ou d’entretenir un regain d’antisémitisme afin de créer l’atmosphère d’une République en danger, avec la complicité des médias. République dont la gauche – pourtant largement décrédibilisée – deviendrait alors l’unique rempart. Il y a même fort à parier qu’il s’agit pour le Parti Socialiste de l’unique planche de salut. Règle stratégique élémentaire : il est préférable de concentrer ses efforts sur un seul front et de revenir ainsi à une bipolarité dans le champ politique, celle-ci ayant été mise à mal avec l’ascension du parti de Marine Le Pen. Or cette dernière est l’adversaire que se choisit la gauche, non pas tant parce qu’elle serait l’incarnation du mal, que parce qu’il semble plus crédible de la vaincre sur le plan électoral. En outre, dans cette distribution des rôles, l’UMP, comme nous l’avons déjà noté, se retrouve dans une position intenable. Soit elle est à la remorque du prétendu antifascisme de la gauche, soit elle est à la remorque du FN et fascisée par la gauche. En somme : neutralisée. Dernier volet du plan : radicaliser le débat revient à susciter des « dérapages », les épingler et diaboliser ainsi toute attitude « antisystème », et par là, la candidate FN qui s’est définie de la sorte.
Blinder le système
Agitateurs marginaux, rhéteurs efficaces en semi clandestinité, et dont les déclarations et les provocations ne sont en effet pas dénuées d’antisémitisme ; complotistes obsessionnels, Soral et Dieudonné sont devenus une excellente carte à jouer entre les mains de Valls, tirant profit de leurs excès pour diaboliser toute contestation véritable du système. Braquer les projecteurs sur eux pour les situer non plus en marge de la contestation du pouvoir, mais à sa crête, permet de délégitimer la contestation. Si la « quenelle », ce geste popularisé par l’humoriste et signifiant à l’origine un ras-le-bol du système est devenu, au fil de l’emballement médiatique et en raison des obsessions de Dieudonné et de ses fans, un « salut nazi inversé », il n’est pas difficile de comprendre que par induction, quiconque s’affirmerait contre le système en place sera désormais soupçonné d’être antisémite. En s’appuyant sur Dieudonné et Soral, le système, au moment même où il dévoile sa cohésion la plus manifeste, opère un truchement : il n’est plus le système médiatico-politique auquel on reproche son putsch insidieux sur une démocratie réelle, mais le « pacte républicain » contre quoi ne peuvent s’élever que des nostalgiques des chambres à gaz…
Dommages collatéraux
Si la stratégie employée par Valls s’est montrée redoutablement efficace en termes politiques, et s’il en sort comme l’homme fort de son parti tandis que le président, quant à lui, patauge dans ses histoires de cœur, les risques qu’implique une telle stratégie sont pour le moins inquiétants. De fait, la démocratie, ou ce qu’il en reste, est prise en otage par cette stratégie de radicalisation peu propice au débat d’idées. Au terme de cette affaire, il est malheureusement fort probable que l’antisémitisme pourtant très faible et résiduel (hormis dans les banlieues islamisées) s’accroîtra dans la population comme l’homophobie après le passage en force du prétendu mariage pour tous, ces deux événements donnant l’impression que les médias et les gouvernants brutalisent toute la société au nom de lobbies ultra minoritaires. D’une manière générale, la soif de fascisme qu’éprouve la gauche la pousse à la fois à susciter du fascisme et à se comporter elle-même sur un mode totalitaire (un mode dont elle n’a sans doute jamais complètement fait le deuil). À facho, facho et demi. Quant à la plupart des médias, dont le rôle serait pourtant essentiel pour désamorcer cette dangereuse montée aux extrêmes et décrypter les manipulations politiques ou politiciennes, ils se comportent comme l’outil le plus efficace de cette stratégie mise au point par le gouvernement, soit par naïveté, soit par intérêt bien compris, cette stratégie visant à pérenniser par tous les moyens possibles, moraux ou non, un système auquel ils appartiennent.
M.D.