Rediffusion. Première diffusion le 5 juin 2018
Des « populistes » au pouvoir dans l’un des pays fondateurs de ce qui est devenu l’UE ? Les tergiversations autour de la nomination d’un ministre de l’économie opposé à l’euro ont mis les médias français en émoi.
Les élections italiennes du début du mois de mars ont donné du fil à retordre aux institutions de l’Union européenne, aux européistes italiens, au premier chef desquels le président de la République italienne, comme à tous les européistes d’Europe (européiste : individu hostile aux Européens et favorable à l’Union européenne. Début mars 2018, au cours d’un processus électoral destiné à déterminer le pouvoir législatif italien, processus souvent qualifié de « complexe », de par son fonctionnement et l’usage de la démocratie proportionnelle, le corps électoral italien n’a pas donné de majorité claire à un mouvement ou parti politique en particulier.
L’œil de Bruxelles ?
Rien d’anormal, il en va en règle générale ainsi dans le contexte politique italien, habitué aux compromis et coalitions, à l’instar d’ailleurs d’autres pays européens comme l’Allemagne. Mais pas la France, ce qui explique que l’analyse des faits politiques italiens prenne parfois une tournure étonnante de ce côté-ci des Alpes. Pas de majorité claire en faveur d’un parti politique, donc, mais une évidente victoire : celle des Italiens eurosceptiques, majoritaires et opposés à l’Union européenne sous sa forme technocratique actuelle.
De ce résultat démocratique devait découler la mise en œuvre d’un gouvernement de coalition entre la Lega (mouvement politique conservateur de droite étonnement qualifié de parti « d’extrême droite » par des médias français qui semblent avoir du mal à saisir les finesses des conceptions autres que gauchisantes du siècle passé) et le Mouvement 5 étoiles (généralement qualifié de « populiste »). C’est ce qui est advenu le vendredi 1er juin 2018, après quelques jours de tergiversations au cours desquelles le président de la République italienne, agissant dans une optique bruxelloise, a tenté un mini coup d’État démocratique, manœuvre qui a échoué mais dont la simple tentative fragilise d’avance toutes les élections à venir dans l’Union européenne.
Que se passerait-t-il si les résultats électoraux futurs ne plaisaient pas au dogme européiste ? La question est dans toutes les têtes. Concernant les médias Français, la réponse est claire : haro sur les méchants « populistes » ! Illustration, durant ces quelques jours de crise politique italienne, crise à l’évidence menée par Bruxelles.
La démocratie ? C’est Tocqueville qui en parlait le mieux !
Les élections en Italie ? Un résultat globalement considéré comme une « catastrophe » par des médias français, fin mai 2018, persuadés que toute forme de conservatisme ou de vision politique autre que de gauche dite « progressiste » serait par nature une menace pour l’Europe, les Européens, la démocratie, la vie, le soleil, l’avenir de l’univers… Le Président de la République italienne ayant dans un premier temps poussé le candidat premier ministre, proposé par la coalition choisie démocratiquement par les électeurs italiens, à jeter l’éponge, et surtout désigné à sa place un européiste dogmatique convaincu, militant de l’austérité budgétaire et ancien cadre du FMI, s’en est suivi un déni de démocratie qui n’est pas sans rappeler les suites du référendum de 2005 en France.
Trois jours durant, l’Italie, et une UE pourtant et en théorie fondée en vertu de la défense des valeurs démocratiques, ont tenté de réfuter le verdict des urnes. Certaines personnalités politiques ont pu parler de « coup d’État » de l’UE. De fait, que le Président de la République italienne, garant du respect de la constitution et, au premier chef, de la démocratie dans la péninsule, décide de remettre en cause le vote de ses concitoyens pose question. Qu’en disent les médias Français ?
Petit tour de piste
Alexis de Tocqueville qui, dans La démocratie en Amérique, expliquait que le principal danger pour la démocratie n’était pas dans des ennemis ou de prétendus ennemis de la démocratie, mais bien en elle-même : dans sa tendance à devenir une démocratie faussée, jouant le rôle d’une démocratie qu’elle se serait plus. Un théâtre d’ombres. À écouter et lire les médias Français, force est de reconnaître que l’analyse n’a pas perdu de sa pertinence.
- Franceinfo
Le 28 mai 2018, émission Un Oeil sur le monde : « Le pays se prépare donc à de nouvelles élections anticipées. ” Le président Mattarella a mis fin à la proposition de gouvernement faite par l’alliance entre les nationalistes et les populistes “, explique Alban Mikoczy envoyé spécial à Rome. Pourquoi ? ” Parce que la personnalité du ministre pressenti pour le portefeuille de l’économie et des finances était quelqu’un d’assez eurosceptique et il allait mettre en place un budget déficitaire “, poursuit l’envoyé spécial. » Entrée en matière du reportage : « L’Italie, où le président a décidé de bloquer le gouvernement populiste et où le pays se prépare donc à de nouvelles élections ». Pas de recul ni de mise en perspective du fait énoncé. L’Italie s’enfonce dans la crise ? « Oui, on peut dire qu’elle a touché le fond ». Pourquoi la crise ? Le ministre de l’économie choisi était eurosceptique et la Banque Centrale Européenne a « envoyé des avertissements » contre les idées (et choix budgétaires supposés à venir du ministre).
Le reporter envoyé spécial à Rome ? Verbatim : « Le président a préféré mettre fin à la farce tout de suite ». Le mot « farce » est un révélateur fort, si l’on considère que ladite « farce » s’appuie concrètement sur les bulletins de vote des Italiens. Le visage d’Alban Micoczy est un autre révélateur : soulagé, heureux. Les élections vont être réorganisées car le Président est européiste et l’Italie est un pays fondateur de l’Europe. D’ailleurs, le titre de l’émission est « Italie, le président reprend la main ». Sur qui ? Les électeurs ? La démocratie ? Maintenant que le président italien a nommé Giuseppe Conte premier ministre et fait entrer les deux chefs de file de la Lega et du Mouvement 5 Étoiles au gouvernement, l’analyse de Franceinfo et de son envoyé spécial, en particulier le mot « farce », semble la seule véritable farce en cours : une farce médiatique. - France 2, 28 mai 2018
À 20 heures, la chaîne publique ne va pas en Italie mais à Bruxelles car « cette crise politique inquiète les dirigeants Européens mais aussi les marchés financiers », « des marchés financiers très nerveux depuis dix jours », « il y a une fuite des capitaux, la seule semaine où la coalition des populistes a annoncé qu’elle gouvernerait, 325 millions d’euros se sont évaporés ». Pas de recul critique ni de mise en perspective, plutôt l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul chemin politique possible : l’UE ou le chaos. Déjà, à 13 heures, un autre reportage parlait de « crise politique majeure » et demandait « à qui la faute ? » : des témoins interrogés dans la rue donnent des avis divers, puis le reportage insiste sur le fait que la crise découle du choix du ministre de l’économie et de son euroscepticisme. Autrement dit : choisir un ministre est possible sous réserve qu’il soit européiste. Le reportage conclut : « Il y a quelques minutes, le président a demandé à un ancien du FMI de former un gouvernement ». Sauvés ! Pas pour longtemps… - BFM, 28 mai 2018
Entre autres et nombreux reportages ou débats consacrés à la crise italienne, la chaine d’informations en continue, diffuse une intervention du Président Macron, là aussi sans la moindre mise en perspective. L’intervention : « Le président français Emmanuel Macron a loué le “courage” et le “grand esprit de responsabilité” de son homologue italien Sergio Mattarella qui a chargé ce lundi Carlo Cottarelli, incarnation de l’austérité budgétaire, de former un gouvernement jusqu’à la tenue de nouvelles élections en Italie. “Je redis mon amitié et mon soutien au président Mattarella qui a une tâche essentielle à mener, celle de la stabilité institutionnelle et démocratique de son pays, ce qu’il fait avec beaucoup de courage et un grand esprit de responsabilité”, a salué le chef de l’Etat lors d’une conférence de presse à l’occasion de la venue à Paris du président de l’Angola Joao Lourenço. » Il n’est donc pas discutable et il n’est pas discuté que nier le choix issu d’un vote national soit « responsable ». Malgré l’engagement de Macron en faveur de la négation du vote des électeurs italiens, les « populistes » sont finalement au pouvoir : une claque pour la présidence française ? - Le Monde
Le quotidien daté du 30 mai 2018 relate l’arrivée de Carlo Cottarelli avec empathie, puis : « Après avoir accepté la lourde charge qui lui a été confiée, lors d’une brève rencontre avec le président de la République, il s’est présenté devant les journalistes pour une courte déclaration dans laquelle il a fixé le cadre de l’action de l’équipe qu’il s’est engagé à choisir au plus vite : « Le gouvernement sera neutre, assurera une gestion prudente des comptes publics et retiendra comme essentielle la participation de l’Italie à l’euro. » Difficile d’être plus clair : exactement ce contre quoi le peuple italien a voté. Mais… c’est en réalité « démocratique », laisse entendre le quotidien du soir puisque il y aurait un « préalable caché » : « Sergio Mattarella l’a exposé au grand jour dimanche soir, dans un discours empreint de gravité : l’application du programme conclu par la Ligue et le Mouvement 5 étoiles contient un préalable caché, la sortie de l’euro, qui n’a jamais été présenté aux électeurs et que le président, gardien des institutions, ne peut pas accepter sans mandat politique clair. » Si cette « information » est vraie, elle est d’importance. Cependant, Le Monde fait ici simplement état d’une rumeur propagée comme excuse par le chef de l’État italien, d’une opinion personnelle en somme, laquelle ne représente pas un fait politique. Ce que Le Monde ne précise pas. Ainsi, il s’agirait de protéger des électeurs floués ? La rumeur était belle… Le lendemain du vendredi 1er juin et de la nomination de Conte, plus personne n’en parle. Et la mise en scène d’un Cottarelli entrant dans les locaux de la présidence, traînant une valise à roulettes, tant l’urgence était grande afin de sauver l’Italie, l’Europe, le monde, ressemble avec le recul à une de ces farces en forme de comédie du cinéma italien.
Le quotidien daté du 31 mai 2018 insiste à son tour sur le risque de crise financière et les menaces pesant sur les marchés. Les articles insistent sur un étrange fait : « l’échec (supposé) de Conte à former un gouvernement », interprétation qui permet de ne pas insister sur ce fait avéré : le candidat au poste de ministre de l’économie a été refusé par le président au profit d’un espéré gouvernement européiste de transition. Mais l’essentiel n’est pas là, ce 31 mai. Le Monde tente surtout de déminer une « bombe », la déclaration (forcément « sortie de son contexte ») de Oettinger, commissaire européen au budget que le démocrate Juncker aurait « recadré ». La phrase incriminée ? Elle a été rapportée par le journaliste allemand ayant interviewé le commissaire européen : « Les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter ». Le Monde publie ce qui serait la véritable déclaration de ce commissaire, plus nuancée, mais n’insiste pas sur le fait que la déclaration supposément faussée est le fait d’un confrère tout à fait officiel. À fake news, fake news et demi ?
Reste un exercice délicat de rétablissement de la « vérité » en ce même jour où Le Monde fait avec gourmandise sa Une sur l’assassinat du journaliste Babtchenko, supposément par la Russie… meurtre qui s’avérera être une (véritable) fake news. Le jeudi 31 mai 2018 est un jeudi noir pour le quotidien « de référence » des élites mondialisées. D’autant plus que les « populistes » accèdent finalement au pouvoir le lendemain… - Libération
Le quotidien de la gauche caviar, emmené par Laurent Joffrin, pousse un ouf ! de soulagement en Une : « Italie. Mattarella, seul face au populisme. En tenant ferme face à la Ligue et au Mouvement Cinq Etoiles, le chef de l’Etat a fini par faire renoncer le premier ministre pressenti. Le pays entre désormais dans une nouvelle période de doute, sous le regard du reste de l’Europe ». Les lecteurs du quotidien attachés au respect de la souveraineté du peuple, autrement dit à la démocratie, auront peut-être été surpris de ces mots. Dans les pages intérieures, c’est plus clair : le président italien a « fait barrage ». L’article reprend « l’information » selon laquelle la coalition « d’extrême droite » aurait eu l’intention de faire « sortir l’Italie de l’euro sans l’avoir bien expliqué aux citoyens ». Là aussi, la démocratie aurait donc été sauvée. Et Libération a de nouveau pris ses dogmes pour la réalité. - Le Figaro
Son de cloche du même ordre dans Le Figaro du 28 mai 2018 : la responsabilité de la crise politique italienne est imputée, en Une, à « l’euroscepticisme » du candidat au poste de ministre de l’économie, nomination dont il n’est pas écrit qu’elle correspond à la volonté souveraine du peuple citoyen italien. Les pages intérieures sont plus claires là aussi, puisque le candidat n’est plus « eurosceptique » mais « europhobe ». Il est aussi indiqué que la crise, imputable donc à « l’europhobie », est cause d’un risque de crise économique et financière majeur. C’est d’ailleurs le « programme de rupture » des élus qui a « tout fait échouer », autrement dit le choix des électeurs. Le 1er juin, le lecteur du Figaro y perd à son tour son latin démocratique.
Que reste-t-il de cette démocratie que des essayistes ont pu qualifier il y a 10 ans, comme par prémonition, de « post-démocratie » ou de « démocratie totalitaire » ? Une étrangeté où l’on tente de retirer aux électeurs le résultat de leur vote s’ils votent mal, ce qui a été explicitement montré par la « gaffe » (Le Monde, 29 mai 2018) du commissaire européen au budget, l’allemand Oettinger, pour qui : « les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter ». Les peuples européens sont menacés par des européistes à ce point dogmatiques qu’ils travaillent à transformer la démocratie en jeu de dupes, avec la complicité des médias officiels, un jeu contrôlé par la Banque centrale européenne, le FMI et les centres politiques de l’Union européenne, centres de pouvoir que ces mêmes peuples n’ont globalement pas choisis. Le fait que Conte, le Mouvement 5 Étoiles et la Lega aient finalement accédé au pouvoir le vendredi 1er juin 2018 montre que la démocratie est à un tournant en Europe : entre les aspirations à une « démocratie » post-démocratique contrôlée par une oligarchie qui veut penser à la place des européens et des peuples qui peuvent encore (parfois) s’y opposer avec un bulletin de vote.
L’Italie montre que la démocratie n’est pas entièrement une fake news en Europe. Jusqu’à quand ? La réponse est entre les mains des peuples des pays membres de l’Union européenne.