Témoin du bouillonnement qui se fait dans les médias français – avec l’apparition de Le Média, Ebdo, AOC à gauche, Putsch ou 8e étage au milieu, L’Incorrect ou le projet de la revue Recomposition à droite – un nouvel hebdomadaire paraît en mars, Vraiment. Lancé par le journaliste biarrot Jules Lavie, ex de France Info. Le projet : ne pas faire un journal d’opinion, ni d’actualité chaude.
Jules Lavie, 40 ans, le fondateur
Formé à l’IUT de Tours (1996–1998) où son mémoire de maîtrise porte sur L’expérience des dernières nouvelles d’Alsace – et retrace notamment son passage au web grâce à une poignée de techniciens passionnés qui « ont mis le site en ligne avant même que la direction en soit informée », Jules Lavie a commencé à RFO Saint-Pierre et Miquelon (1998–99), puis a fait un an à Medi 1 à Tanger avant de passer par quinze antennes régionales de Radio France entre 2000 et 2002. Il rejoint ensuite France Inter pendant six mois, de mai à octobre 2002, puis devient reporter à France Info jusqu’en 2010. Il est au service politique pendant la campagne présidentielle de 2007. Ensuite il est présentateur sur France Info – et à partir de la rentrée 2014 il présente la matinale week-end (6–10h) de France Info. C’est donc un pur produit du service public radiophonique.
Bon… désolé pour le flood @Vraiment_hebdo sur mon fil. C’est passager. Un très grand merci pour vos encouragements. Nous sommes vraiment petits et pas connus. Chaque coup de pouce compte énormément. https://t.co/bZpuCC7iLC 😀
— Jules Lavie (@JulesLavie) March 21, 2018
Le concept, plus de faits
« J’avais envie de proposer aujourd’hui autre chose. Vraiment veut se libérer de l’actualité chaude pour aller chercher des sujets et les creuser en profondeur, chaque semaine, et proposer des sujets qui sont peu traités ailleurs, sortir des sentiers battus, et aller enquêter », explique Jules Lavie sur les ondes de son ancienne maison mère. Avec comme credo « Plus de faits, moins d’opinion ». Et comme objectif de «faire un journal séduisant qui devienne l’hebdo de coeur des nouvelles générations ».
Et un autre : le refus de croire à la mort du papier : « Quand tout le monde dit ‘le papier est mort’, c’est faux, c’est une idée reçue », assène-t-il sur Europe 1. « On est vingt ans après l’arrivée de la presse sur Internet, et les ventes de livres papier se portent plutôt bien. Pour tout ce qui est assimilation de la connaissance, le papier marche bien ».
Pamela Rougerie, journaliste reporter à Vraiment, enfonce le clou pour le CFJ : « La grande différence, c’est que l’on ne sera pas éditorialisés politiquement. On ne trouvera pas dans nos pages un édito pour donner une consigne de vote. Nous n’aurons pas d’orientation à gauche ou à droite. Nous ne ferons rien de trop marqué politiquement, malgré des sensibilités pour l’environnement par exemple […] Notre grosse différence c’est que l’on est détachés de l’actualité chaude. On ne réagira jamais à une polémique qui tombe en milieu de semaine comme L’Obs ou L’Express ». Résultat et avantage d’être coupé de l’actu chaude, « on a déjà trois ou quatre numéros d’avance presque finalisés ». Le choix des références n’est pas anodin et ne mentionne ni Marianne, ni Valeurs Actuelles par exemple.
Parmi les plumes, le lecteur trouvera le journaliste spécialisé police-justice Thibault Raisse, titularisé au Parisien avec Ava Djamshidi en 2011 et coordonnateur notamment du hors-série spécial sur l’affaire De Ligonnès. C’est Jules Lavie qui a recruté, explique Pamela Rougerie : « il y a énormément de candidatures qui passent par le filtre de Jules Lavie. Il souhaite des profils assez précis de journalistes qui savent faire des longs formats en presse écrite et aiment faire des sujets d’analyse et de société ».
Des anciens de chez Michel Sapin à bord
Jules Lavie communique moins sur le fait que les deux autres membres fondateurs sont d’anciens conseillers ministériels d’Emmanuel Macron et de Michel Sapin au ministère de l’Économie : Julie Morel, 34 ans, et Julien Mendez, 36 ans. Valérie Brioux, ex-chef du service des informations générales du Parisien, sera rédactrice en chef adjointe du magazine. Selon les fondateurs du journal, une centaine d’investisseurs ont pris partie au tour de table, dont Bernard Mourad, banquier d’affaires libanais et ancien responsable du pôle médias de SFR et fondateur du nouveau média vidéo Loopsider, qui a apporté 300 000 €. Et qui a donné un an pour arriver à l’équilibre.
Jules Lavie et Julien Mendez sont devenus amis « en fréquentant la même école. Celle de leurs enfants, à Montmartre. Jules présente les journaux du week-end sur France Info. Julien est économiste et enseignant. Leur constat : aucun hebdo ne parle à leur génération », explique Grazia. « Ce qui nous réunit, c’est une préoccupation pour l’intérêt général. De là est née notre idée d’offrir quelque chose qui fasse avancer la réflexion. Sans courir après l’actualité. Nous promettons du nouveau, pas les nouvelles. Un projet raisonné qui rompt avec le modèle économique des vieux hebdos », explique Julien Mendez.
Vraiment… les bonnes questions ?
Le nouvel hebdomadaire coûte 4,50 euros, avec dix pages de publicité (moins de 20% du chiffre d’affaires), et a été lancé fin mars avec un tirage initial de 100 000 exemplaires – l’équilibre serait atteint avec 45 000 exemplaires vendus.
Un numéro 0 a paru le 8 février 2018 dans une vingtaine de points de vente des grandes villes, nous l’avons acheté. En une, la disparition de l’argent liquide, un sommaire éclectique, avec un dossier sur les efforts de la filière bovine pour maintenir la consommation de viande auprès des français, quatre pages assez courageuses sur le risque d’un krach boursier, une rubrique Monde qui oscille entre les violences policières en Tunisie et les tests tests ADN aux USA, un article intéressant sur Sci-Hub, pirate des publications scientifiques pour la bonne cause, et une grosse rubrique « au calme » avec des articles écologie, cuisine, musique, livres, BD, jeux vidéo etc.
Le diable comme souvent se cache dans les détails. Ne pas vouloir donner dans l’éditorialisme ou l’opinion n’empêche pas de poser les bonnes questions. Ainsi, une société sans argent liquide, c’est aussi une société sans confidentialité – n’importe qui est traçable à n’importe quel moment grâce à son e‑portefeuille ou sa carte bancaire. Certes, c’est pratique pour traquer un meurtrier en cavale ou un terroriste, mais ça l’est aussi pour fliquer un journaliste d’investigation qui dérange les politiciens ou faire chanter un mari volage en virée avec sa maîtresse. Ces questions ne sont timidement abordées que dans un entretien en fin d’article, qui privilégie une présentation émerveillée de la société sans liquide.
Si le journal ne veut pas professer d’opinion il est dans le camp de ce que l’on pourrait appeler le macronisme de gauche. Comme a dit Bertrand Delais, que son admiration pour Emmanuel Macron a porté à la tête de LCP-AN par le fait du prince, le « nouveau monde » ressemblant étrangement à l’ancien, « cette espérance dans le progrès le met clairement dans le camp de la gauche ».
Haro, pas touche au totem de la théorie du genre
Mais c’est dans les brèves Monde qu’un certain parti-pris transpire le plus. Une brève fait état de « relents conservateurs dans les écoles paraguayennes ». On a échappé au terme « nauséabond », poncif des journalistes de gauche. Tout ça parce que le « ministère de l’Éducation et des sciences a pris une résolution […] qui bannit la diffusion et l’utilisation de tout matériel relatif à l’idéologie du genre ». Ce qui fait « bondir les organisations internationales » dont l’ONG Amnesty International — citée abondamment dans l’article – en l’absence d’un représentant du gouvernement du Paraguay.
La souveraineté des États ? Pas un souci pour le représentant de l’ONG pour qui « l’éducation relative à l’égalité et la discrimination est une obligation internationale ». Pas plus pour la journaliste Flora Genoux, basée en Argentine, qui multiplie les références désobligeantes à l’égard du pays : « un des systèmes scolaires les plus médiocrement notés par le Forum économique mondial », « le pays ne fait pas figure d’exemple », « la culture machiste règne, la situation des minorités est déplorable et les groupes religieux accroissent leur influence ». Pour un journal « pas éditorialisé politiquement »…
Le numéro 1, mis en vente le 21 mars 2018, titrait sur des sujets société, WhatsApp, les tests ADN, le sens de la répartie, plus une accroche sur le populisme avec une vignette de Jean-Luc Mélenchon. Dix pages de publicité, de la vie quotidienne (la primevère, le fromage Pélardon, visiter Limoges), une offre de démarrage à 10 € pour deux mois puis 14 € par mois les mois suivants. Pas certain que les dieux du journalisme évitent à Vraiment le sort du quasi défunt Ebdo, disparu au bout de deux mois d’existence. Souhaitons-lui meilleur sort.