Première diffusion le 19/11/2022.
« Il faut du courage, des qualités et de l’honnêteté. C’est important l’honnêteté, car si on n’est pas honnête, même si on est un génie, tôt ou tard, on se fait rattraper. » Patrick Drahi, discours à Polytechnique, 2016.
Comme tous les hommes d’argent et de pouvoir, Patrick Drahi est à la tête d’une fondation. Philanthropique, bien sûr. Les bonnes œuvres du milliardaire font en cet automne 2022 l’actualité : le média d’investigation suisse Heidi.news publie depuis début novembre une série d’articles consacrés au milliardaire, en collaboration avec la RTS et Le Monde pour certains volets. Le troisième épisode de cette série traite de la fondation de droit suisse de Patrick Drahi, une structure qui aurait des activités ne poursuivant pas toujours le but initial de la fondation.
« Des œuvres pas toujours caritatives »
L’expression est du Monde, et elle n’est pas utilisée à la forme interrogative. Le quotidien du soir se fait l’écho des informations révélées par le site suisse Heidi.news, selon lequel Patrick Drahi aurait « rémunéré sa fille et transféré des fonds à Altice, son groupe de télécoms et de médias ». Or, les dispositions juridiques du Canton du Valais dans le domaine des fondations sont claires : peuvent bénéficier d’une exonérations fiscale les personnes morales qui poursuivent des buts de service public ou d’utilité publique, sur le bénéfice exclusivement et irrévocablement affecté à ces buts.
S’appuyant sur les travaux d’Heidi.news, Le Monde s’interroge : Patrick Drahi a‑t-il servi ses intérêts financiers sous le couvert d’activités philanthropiques ? De lourds soupçons pèsent en effet sur le financier et magnat des télécoms et de la presse. Bénéficiant d’un forfait fiscal en Suisse, qui fait aussi l’objet de contestations, l’homme d’affaires franco-israélien est à la tête d’une fondation créée en 2016, dont le siège est en Valais, à Zermatt. À la faveur d’une « fuite informatique » piratée, des journalistes suisses ont eu accès à des documents faisant état de paiements qui sèment le doute sur la réelle vocation de cette structure juridique.
Tout pour Israël, des miettes pour la Suisse
Une des conditions posées par le service cantonal valaisan pour bénéficier de l’exonération fiscale ne serait pas remplie par la fondation portant le nom du milliardaire et de sa femme : « 20% au moins des ressources de la fondation doivent être attribuées chaque année à des projets en Suisse et en Valais ».
De plus, les équipes de Patrick Drahi, d’après un mail datant de 2016, se seraient chargées de négocier une baisse de ce taux pour le ramener à 5%. Selon Heidi.news, les fiscalistes du milliardaire seraient en contact étroit avec l’administration fiscale, une proximité qui permettrait de négocier des traitements de faveur. Des liens qui pourraient être bien utiles, tant la balance des projets portés par la fondation penche en défaveur de la Suisse et au profit d’Israël.
En neuf ans, le geste le plus généreux de la fondation Drahi envers la Suisse a consisté en 2,2 millions de francs suisses au festival de musique de Zermatt, un évènement dont une des personnes-clés n’est autre que Madame Biner-Hauser, maire de Zermatt, qui a par ailleurs témoigné en faveur de Patrick Drahi dans le cadre de la procédure fiscale qui oppose ce dernier aux autorités genevoises. Et d’autres projets moins coûteux : 5000 francs suisses à une association locale des invalides de Tsahal, 20 000 par an pour la synagogue de Genève, la même somme pour la chorale d’un rabbin de Genève, et des sommes annuelles similaires à destination d’une association de lutte contre l’antisémitisme (la CICAD) et la Communauté juive de Genève. Patrick Drahi donne aussi à l’École polytechnique de Genève, notamment à un projet médical mené par Henry Markram, un neuroscientifique israélien. Le site Heidi.news note que « pour ses donations suisses, Patrick Drahi soigne la communauté juive. »
Mais ces soutiens financiers ne suffiraient même pas à atteindre le seuil de 5% négocié par les équipes de Drahi (pour ne pas parler du seuil légal de 20%) : en 2021, les dépenses suisses de la fondation représenteraient seulement 1,9% du total des dépenses de la fondation, alors que ce chiffre pourrait tomber à 0,67% en 2022. Heidi.news a publié une longue liste des projets soutenus par la fondation suisse de Patrick Drahi en Israël (86,6% des dépenses en 2021 et 95% en 2022). En voici quelques-uns : un hôpital blindé, des projets en intelligence artificielle et en cybersécurité inspirés de l’armée, un lycée dans la banlieue de Tel-Aviv, des abris ou encore une édition du Talmud portant le nom du milliardaire. Des projets atteignant plusieurs dizaines de millions de dollars et qui portent le nom DRAHI.
Drahi n’oublie pas ses amis français
Le média d’investigation suisse rappelle d’ailleurs que ce naming s’applique aussi aux projets financés en France : le centre culturel Patrick Drahi et le Consistoire de Paris (1,5 millions d’euros), le centre communautaire Patrick Drahi à Levallois (1 million d’euro en 2021 et en 2022) et le Drahi X‑Novation Center de l’École Polytechnique (8 millions d’euros de 2016 à 2022).
Mais ce n’est pas tout ! Parmi les versements de la fondation suisse, on retrouve aussi des transactions à destination de deux personnages bien connus en France : Jacques Attali et Bernard Henri-Lévy. Pour un projet de documentaire en Ukraine, BHL a reçu via sa société américaine Brotherhood Inc. une somme de 50 000 euros. Jacques Attali est lui encore plus gâté. Son ONG Positive Planet a reçu 238 000 dollars en 2021 pour « soutenir 200 project leader dans la création de leur entreprise. »
Par ailleurs, la société de conseil de Jacques Attali, Attali et Associés, a signé un contrat de 350 000 euros avec la fondation Drahi pour financer le projet « Education Four » dans les pays méditerranéens. Selon Heidi.news, le contrat est rédigé « dans des termes abstraits », alors que d’autres versements sont prévus sur une base des plus intéressantes. En effet, la fondation de Patrick Drahi s’est engagée auprès du cabinet Attali et Associés à « verser 450 000 euros à chaque fois que le client [la fondation] aura décidé de lancer un projet dans un nouveau pays. »
Heidi.news met d’ailleurs les pieds dans le plat : « Ce contrat s’apparente à du lobbying auprès notamment du gouvernement français de la part d’un agent étranger, la fondation suisse. » Pour affirmer cela, le média suisse s’appuie sur deux éléments : premièrement le cabinet Attali et Associés ne serait pas enregistré auprès le Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) qui encadre les activités de lobbying en France et, deuxièmement, ce contrat prévoit une autre mission, qui aurait un but lucratif. Il s’agit du projet de lancement de la sonde israélienne « Beresheet II » sur la lune. Un projet dans lequel Patrick Drahi est très impliqué, notamment via un soutien de sa fondation à la société SpaceIL à hauteur de 50 à 70 millions de dollars, mais aussi via ses contrats avec le cabinet Attali et Associés, qui accompagne le projet dans ses « problématiques de communication quotidiennes (rédactions de mémo, éléments de langage, etc.) »
Quand Drahi finance Drahi
C’est le point le plus problématique de toute cette affaire liée aux activités de la fondation Drahi. Les comptes de la fondation enregistrent un contrat d’une valeur de 110 millions de dollars à verser entre 2019 et 2030 signé avec Altice USA (dont 23 millions ont déjà été versés), la branche américaine du groupe de Drahi. Dans cet accord, on retrouve la chaîne i24news, détenue par Altice. Le contrat en question concerne en effet la production de l’émission « Israël Business Weekly ». Bien que cette émission ait une petite audience, le service est facturé 10 millions de dollars par an et comprend aussi l’achat par la fondation de publicités et et de sponsoring sur la chaîne.
Si elles s’avèrent vraies, ces pratiques iraient à l’encontre des dispositions juridiques suisses en contrevenant à l’évidence au but d’une fondation, qui rappelons-le est exonérée d’impôts. En somme, il s’agirait d’un financement d’une chaîne privée, relais du soft-power israélien, à travers une fondation d’utilité publique en Suisse. Le tout avec un seul homme à la tête des deux structures. Un bel exploit.
Une histoire de famille
Dans la saga des déboires de Patrick Drahi avec les autorités fiscales du Valais, un élément est au cœur du problème : la prétendue séparation de corps et de bien en 2005 entre l’homme d’affaires et sa femme. Cette séparation aurait permis à Patrick Drahi d’optimiser sa situation fiscale, mais les autorités soupçonnent une machination. De nombreux éléments viennent en effet laisser penser que le couple Drahi serait toujours soudé, comme en atteste, par exemple, son mariage religieux célébré en 2014, et une sérié de témoignages affirmant que les Drahi vivent toujours ensemble.
D’ailleurs, le couple gère ensemble la fondation suisse qui porte leurs deux noms, (The Patrick and Lina Drahi Foundation — PLFA), créée en 2016, soit onze ans après leur séparation officielle. C’est un point sur lequel se fondent les autorités fiscales suisses, qui donnent du fil à retordre aux avocats de Patrick Drahi. Une fois de plus, dans son enquête en plusieurs volets, Heidi.news n’y va pas par quatre chemins et lance : « les documents consultés […] laissent peu de doute sur le caractère fictif de cette séparation. »
Et toujours concernant cette fameuse fondation : à la tête du conseil de cette structure, on trouve la fille de Patrick Drahi, rémunérée 10 000 francs suisses par mois depuis juillet 2021 pour un poste de consultante (préparation du budget annuel, conseils stratégiques, relations avec les banques, représentation dans les événements et levée de fonds). Oui sauf que, les statuts de la fondation en question sont clairs : les membres du conseil agissent bénévolement et ne peuvent prétendre qu’à l’indemnisation de leurs frais. Décidément, la famille Drahi a parfois un problème avec les règles à respecter, y compris quand c’est elle-même qui les rédige.
Voir aussi : Patrick Drahi, infographie